Rechercher : l'autre de l'art
Oskar Panizza était un créateur de l'art brut
Je ne suis pas un théoricien, ni un philosophe, ni ne suis porté vers les grandes idées. Je ne peux prétendre devenir un jour un quelconque historien d'art calé en esthétique. Mais j'ai des intuitions, un peu de flair. Ce dont on ne me créditera aucunement une fois fait mon temps. On viendra prendre dans le tas. Et pourtant, il y aurait des indications à retenir de la façon dont les choses découlent les unes des autres. C'est pourquoi je fais le maniaque, réclame sans cesse qu'on se rappelle que j'étais là le premier, que c'est moi qui ai planté le drapeau sur ces lunes-là qui étaient bien sauvages et vierges de tout passage humain...Quitte à en agacer souverainement certains qui aiment à jouer aux sages détachés de tout...
Ouh là, là, où est-ce que je suis en train d'aller, où veut-il en venir? Eh bien, bizarrement à Oskar Panizza sur qui je suis retombé il n'y a pas très longtemps, l'été dernier, en revoyant mon vieil ami Pierre Gallissaires qui finissait une traduction à son sujet (les éditions Agone se sont mises en tête de sortir les oeuvres complètes de Panizza, et de faire en conséquence compléter certaines anciennes traductions). Cet écrivain connu pour le Concile d'amour cher à André Breton, cette pièce de théâtre qui fit scandale à Munich en 1895 valant à son auteur un séjour en prison en raison de sa façon de camper Dieu le père, vieillard cacochyme, Jésus, Marie, le Diable, les anges et la famille des Borgia avec un pape violeur et débauché à leur tête, deux enfants incestueux, les fameux Lucrèce et César Borgia, le tout dans une bouffonnerie échevelée d'une audace invraisemblable, cet écrivain décida de lui-même, au début des années 1900, de se rendre dans un hôpital psychiatrique.
Ce que l'on sait peu, c'est qu'il y continua d'écrire vers 1904-1905 des textes qui paraissent intéressants comme ce Dialogue entre un prêtre et un aliéné que m'a signalé Gallissaires. On sait qu'il rédigea en 1904 peu après son internement une autobiographie (disponible dans l'édition Pauvert du Concile d'Amour) où il paraît révéler qu'il souffrait de délire de persécution (c'est peut-être pour cela que je suis retombé sur lui!). Il va rester hospitalisé jusqu'à sa mort survenue en 1921. En Allemagne est paru en 1989 un ouvrage qui a montré que Panizza aimait aussi dessiner ("Oskar Panizza Pour Gambetta", éd.Belleville, Munich). Mais nous ignorons ce fait en France. Peut-être la notoriété grandissante de l'art brut, et conséquemment de tous les champs de l'histoire de l'art qu'elle entraîne derrière elle, notamment l'histoire de "l'art des fous", pourrait aider à faire mieux connaître cette partie de l'oeuvre et de la vie de ce grand blasphémateur.
En effet, des dessins de Panizza, à ce que me révéla Pierre Gallissaires cet été-là, sont conservés dans la collection Prinzhorn à Heidelberg. Oui, des dessins de Panizza, à côté des dessins d'August Natterer, si prisés par Max Ernst, ou des sculptures de Karl Brendel. Cela en fait un créateur de l'art brut du coup! On n'avait pas pensé à cela... Je ne l'avais pas remarqué, pourtant je possédais depuis longtemps un catalogue des années 80, en allemand, lié à une exposition de la collection Prinzhorn qui s'était promenée dans divers endroits en Allemagne. Une page mentionnait quelques dessins de Panizza, et je ne l'avais pas repérée... L'édition française des Expressions de la folie en 1984 ne le mentionne pas, sauf erreur de ma part. On en voit ici quelques-uns, histoire de se faire une idée. Nul doute que cette information devrait intéresser quelque chercheur... Non?
16/02/2009 | Lien permanent | Commentaires (2)
XIes Rencontres autour de l'Art Singulier à Nice
J'ai reçu enfin le carton annonçant la nouvelle programmation des excellentes Rencontres autour de l'Art Singulier qui se tiennent sous l'égide de l'association Hors-Champ, animée entre autres par Pierre-Jean Wurtz, une fois par an, généralement à la fin du mois de mai, à Nice, dans l'auditorium du Musée d'Art Moderne et d'Art contemporain. La prochaine rencontre se tiendra donc le samedi 7 juin de 10h à 17h30. Cela fait plusieurs années que cette association s'ingénie à réunir autour de l'art singulier -le terme englobe à leurs yeux tout ce qui relève de l'art brut, des environnements spontanés, voire de l'art naïf, et à l'étranger de l'art outsider- cinéastes, créateurs et amateurs de ces formes d'art marginal dans un climat qui se veut cordial. Ces rencontres furent souvent l'occasion de fructueux échanges de vues entre amateurs divers, de transmissions d'information qui se passent aussi bien dans le cadre de la journée de programmation qu'en dehors, dans les restaurants ou cafés du vieux Nice.
Cette année, on pourra découvrir des films sur Ni Tanjung (cette Balinaise dont on parle dans le dernier fascicule de la Collection de l'Art Brut à Lausanne), sur Joseph Donadello (dont le petit fanzine Zon'Art de Denis Lavaud et Bernard Dattas avait déjà parlé), sur Pya Hug (intrigante créatrice suisse dans un film de Mario Del Curto). Ainsi qu'un film de Guy Brunet (un extrait où ce grand candide raconte à sa façon dans un cinéma documentaire bricolé à la maison l'histoire du festival de Cannes... En présence d'acteurs ou de metteurs en scène célèbres réalisés en silhouettes peintes, voir ma note du 1er mai 08). A voir également, chaudement recommandé par Pierre-Jean Wurtz, un film d'Enrico Ranzanici sur un collecteur de galets de rivière, Luigi Lineri, qui les choisirait pour leurs formes parlantes -ça me rappelle Mme Bassieux à Dieulefit dans la Drôme... Pour le programme complet, voir les photos que j'insère à la suite.
L'association a chaque année la lourde tâche de trouver des subventions pour la réalisation de cette journée et il faut les féliciter d'y arriver depuis onze ans. Une parenthèse ici cependant: est-ce parce qu'ils sont trop obsédés par ces sponsors à dénicher qu'ils finissent par oublier de remercier les amis et les simples particuliers, qui, comme votre serviteur, leur ont proposé des idées de films à passer? Ainsi en va-t-il cette année du film de Jean Painlevé sur le créateur populaire danois Axel Henrichsen que j'avais proposé il y a quelque temps à Pierre-Jean Wurtz (voir la note du 17 février 2008 que j'ai consacrée sur ce blog à l'édition récente en DVD de ce film rare). Comme personne ne songera à opérer cette précision (dont j'ai la faiblesse de penser qu'au lieu de servir ma gloire, elle sert surtout à informer le public sur qui fait quoi), j'ai cru bon de l'ajouter (merci Photoshop) sur le libellé du programme de cette onzième journée niçoise...
Je n'en suis d'ailleurs pas resté là, puisque je me suis également amusé à "rectifier" sur ce programme le nom d'un des participants à cette journée, que je ne saurais appeler autrement que "La concierge de l'art brut" depuis qu'il fait circuler sur le net des "mémoires" (au reste assez ridicules) où il me prête des propos mensongers (courts certes mais mensongers et rapportés) dans le plus pur style délateur ou ragots de chiottes (voir le site de la galerie La sardine collée au mur), propos que j'aurais tenus sur des amis à lui. Belle attitude de concierge (de plus chez quelqu'un qui se prétend libertaire...). En conséquence, si je me dois de citer les travaux plus intéressants auxquels ce triste sire participe, lorsqu'il est infiniment mieux inspiré, comme la parution à l'égide de la revue Gazogène qu'il édite du côté de Cahors de numéros consacrés à l'extraordinaire collection de cartes postales consacrées aux environnements spontanés et autres de Jean-Michel Chesné, ou sa participation aux côtés de Chesné à ce XIe festival où ils présenteront un certain nombre d'images fascinantes, je ne saurais le citer autrement que sous ce grotesque vocable (je n'ai rien contre les concierges, sauf quand elles s'avisent de faire les pipelettes ce qui a été souvent leur vocation comme on sait).
J'en reviens à ces Rencontres 2008... Les programmations sont conçues aux dires mêmes de leur principal animateur, Pierre-Jean Wurtz, dans la perspective du documentaire avant tout. Point de fictions dans ce festival (et pourtant, il y aurait de quoi faire, car le cinéma s'est emparé plusieurs fois des biographies de créateurs de l'art brut ou de l'art naïf, comme Aloïse, Ligabue, Pirosmanachvili, récemment Hélène Smith...). Les responsables de Hors-Champ se sont donnés comme règle de choisir des documentaires, et parmi ceux-ci, en priorité les films montrant les créateurs vivants au milieu de leurs oeuvres, les commentant le cas échéant (ce qui explique donc, qu'ils aient dés lors écarté les fictions). La durée des films aussi compte dans la composition de la programmation (et les fictions sont des longs-métrages la plupart du temps). Ceci étant établi, on ne peut que constater, au vu des programmations des onze années précédentes, l'étendue et la richesse du (hors-) champ "art brut et cinéma documentaire". Conscients du fait que l'information a été jusqu'ici par trop confidentielle sur l'ensemble des films montrés à Nice, les animateurs de cette sympathique association ont mis en chantier la publication d'un livre qui devrait réunir toute l'information souhaitable sur les créateurs présentés depuis onze ans dans le cadre de leurs festivals. On devrait y retrouver par la même occasion nombre d'acteurs de la médiation de ces créateurs. L'ouvrage serait prévu pour cet automne, à ce que je crois savoir...
22/05/2008 | Lien permanent | Commentaires (7)
Il y a de l'art brut parisien, le saviez-vous?
Vue partielle de l'exposition Exil, ph Bruno Montpied
"Exil, l'art brut parisien", c'est une exposition au Réfectoire des Cordeliers dans le Ve ardt qui n'est pas une salle de cantine comme les autres, c'est une architecture fort ancienne où sont montées depuis quelque temps des manifestations fort bien mises en scène. La dernière prévue entre le 1er décembre 2011 et le 12 janvier 2012 ne déroge pas à cette règle. Elle est très soigneusement présentée, les œuvres sont fort bien mises en valeur. On nous y annonce 59 "artistes" (c'est moi qui rajoute les guillemets) venus de 9 ateliers médico-sociaux et de 4 ateliers d'art-thérapie tous situés à Paris. On en retrouve un, l'ESAT (ex-CAT) de Ménilmontant dont j'ai déjà eu l'occasion de mentionner une intéressante expo au Carré de Baudouin dans les hauteurs de Ménilmontant naguère. Reviennent ainsi dans cette expo faire un petit tour une grande peinture de Joseph Tibi (décidément remarquable peintre d'origine tunisienne), et quelques pièces de Philippe Lefresne et de Fathi Oulad Ben Abid qui paraissent toujours assez en forme. A noter aussi que c'est la troisième expo d'envergure sur l'art des handicapés mentaux que l'on nous présente à Paris en l'espace d'un an et demi, la première ayant été l'expo du Madmusée à la Maison des Métallos (plutôt réussie, voir la note où je la signalais) en avril 2010.
Philippe Lefresne, sans titre, 65x50cm, 1985, (ESAT de Ménilmontant), ph B.M.
Mais, à part quelques cas comme ceux que je viens de citer, il ne se produit pas de choc véritable à parcourir cette grande et belle salle des Cordeliers. On nous y annonce de "l'art brut", mais qui en a décidé, hormis les organisateurs? Suffit-il de sortir quelques productions, au reste de qualité (sans aller jusqu'à la surprise bouleversante), la plupart du temps vraiment trop en référence à des courants divers de l'art moderne (un zeste de COBRA, un peu d'expressionnisme, un peu de peinture enfantine, beaucoup "d'art brut" déjà vu), sans qu'on en sache la raison (on soupçonne tout de même l'influence occulte de l'animateur de l'atelier), pour obtenir à coup sûr le sacro-saint "art brut"? L'impression dominante est d'assister à une sorte de revue d'influences mal digérées de l'art moderne. Comme si les animateurs avaient fait réaliser leurs rêves secrets de créateurs par les participants interposés de leurs ateliers.
Anne et Cyril, L'Oiseau, 100x80cm, 2009 (CAJ Robert Job) ; tiens? On dirait du Acézat... Ph BM
L'affirmation, placée en préambule de l'exposition par Véronique Dubarry (adjointe au maire de Paris chargée des personnes en situation de handicap), comme quoi on aurait ici affaire à de l'art brut parisien, m'apparaît donc quelque peu aventurée (on retrouve son "éditorial" sur le site internet consacré à l'exposition, www.exil-artbrutparisien.fr ; à lire sur ce site aussi le texte du professeur François Robichon, petit chef d'œuvre de passe-passe intellectuel où l'art brut se voit retourné comme un gant, assimilé à l'art contemporain, ce qui permet de légitimer toutes les insuffisances côté inventivité et tous les mimétismes aussi de ces productions d'art-thérapie). Une autre affirmation de Mme Dubarry prête à sourire, il n'existerait à Paris en effet aucun lieu voué à présenter de l'art brut (« Existe-t-il à Paris un lieu dédié où les artistes parisiens en situation de handicap mental et psychique, issus de n’importe quels ateliers, puissent exposer? De cette question, et de sa réponse négative, a émergé la volonté collective de sortir hors les murs le travail d’artistes jusqu’ici cloisonné »). Il faudrait emmener de toute urgence Mme Dubarry visiter la Halle Saint-Pierre (qui n'a jamais réservé des expos uniquement à l'art issu des handicaps, préférant l'intégrer à des ensembles plus vastes et moins cloisonnés)... Il est vrai qu'en ce moment à la Ville on se préoccupe de moins en moins de la Halle, préférant lui augmenter sans cesse son loyer, et diminuer les subventions dans l'espoir sans doute de voir ses animateurs actuels (Martine Lusardy et son équipe) enfin abandonner les lieux, pour les livrer aux associations de quartier justement, peut-être même ces associations qui promeuvent de ce simili art brut style Réfectoire des Cordeliers.
Ceci dit, je n'ai rien contre le fait qu'on puisse créer à Paris un nouveau lieu voué aux "artistes parisiens en situation de handicap mental et psychique" (pour les y "recloisonner", Mme Dubarry?) pourvu que cela ne se fasse pas au détriment de lieux déjà existants comme cela semble être parfois la politique de la Ville de Paris qui adore créer par ailleurs des nouveaux lieux complètement artificiels (voir le 104 ce complexe culturel créé dans les locaux des anciennes pompes funèbres municipales...) ou ressusciter des salles de spectacle d'un autre temps (les trois Baudets, le Louxor...).
Lydie Boisset, Autoportrait, mai 2008,(production Atelier de la Passerelle, coll. BM)
Il existe des endroits en France où l'on produit des œuvres autrement inventives qui pour le coup sont davantage dignes d'être rangées dans l'art brut (par le fait de cette inventivité), comme par exemple les productions de l'Atelier La Passerelle à Cherbourg que je défends sur ce blog depuis quelque temps. On aura l'occasion très bientôt de découvrir quelques œuvres venues de ce Cotentin où souffle le vent de l'art brut dans les locaux de la Maison Rouge bd de la Bastille (voir bientôt la note à ce sujet sur ce blog).
Exil, l'art brut parisien, Réfectoire des Cordeliers, du mardi au samedi, 10h30-19h, nocturne les jeudi de 10h30 à 21h30, 15 rue de l'Ecole de Médecine, Ve ardt. Renseignements: 01 40 33 19 19.
11/12/2011 | Lien permanent | Commentaires (6)
Diderot inventeur de l'art brut ? par Emmanuel Boussuge
Diderot inventeur de l’art brut ?
Céline Delavaux ayant repéré chez Diderot une occurrence ancienne où était associé l’adjectif « brut » au substantif « art »[1], l’ami Bruno Montpied m’a demandé ce que j’en pensais, avec sans doute cette question derrière la tête : se pourrait-il que Diderot ait eu quelque chose à voir avec l'invention du terme d’art brut ?
Se reporter au texte permet d’emblée de répondre par la négative. Diderot ne parle pas d’art brut mais des « arts bruts » au pluriel et ce qu’il entend par là est bien éloigné de ce que Dubuffet placera sous le vocable, n’importe quelle définition ou non-définition donnée par lui que l’on considère. Voilà la proposition dans laquelle se trouve l’expression :
« À l’origine des sociétés on trouve les arts bruts, le discours barbare, les mœurs agrestes »[2]
Elle se trouve dans un fragment de ses œuvres esthétiques intitulé De la Manière, que l’on associe généralement au Salon de 1767 (quelquefois à celui de 1765). A travers ses divers écrits, Diderot distingue deux emplois du terme de « manière », un neutre et un péjoratif, mais dans le tout début de ce texte, là où figure notre citation, seule l’acception dépréciative, qui fait du mot l’équivalent de « maniérisme », est envisagée. Comme l’a bien remarqué Céline Delavaux, la vitupération de cette manière maniériste par Diderot n’est pas sans analogie avec les invectives de Dubuffet sur le même sujet.
Evoquant le moment historique correspondant au développement de ce funeste maniérisme, Diderot écrit :
« Bientôt les mœurs se dépravent ; l’empire de la raison s’étend ; le discours devient épigrammatique, ingénieux, laconique, sentencieux ; les arts se corrompent par le raffinement. On trouve les anciennes routes occupées par des modèles sublimes qu’on désespère d’égaler. On trouve des poétiques. On imagine de nouveaux genres. On devient singulier, bizarre, maniéré. D’où il parait que la manière est un vice d’une société policée où le bon goût tend à la décadence »[3].
Comme chez Dubuffet, la mauvaise imitation est ici conspuée et ses tenants font figure de « singes »[4] appliqués à copier des modèles ayant perdu toute vigueur. Une grande différence éloigne cependant la perspective de Dubuffet de celle de Diderot. Chez le premier, l’art brut s’oppose de façon binaire aux arts culturels. Chez Diderot, les « arts bruts » s’inscrivent dans un processus à trois temps. L’énergie qu’ils manifestent s’oppose certes heureusement aux maniérismes des périodes entrées en décadence sur les plans esthétiques et moraux par excès de raffinement, mais ils ne sont qu’un premier moment précédant et préparant le moment le plus important, celui d’une apogée correspondant à une forme de classicisme. Le tout est intégré à une conception cyclique de l’histoire où une fois le processus de civilisation engagé, phases d’aboutissement et phases de décadence se succèdent inexorablement. Citons maintenant notre première phrase dans son intégralité :
« A l’origine des sociétés on trouve les arts bruts, le discours barbare, les mœurs agrestes ; mais ces choses tendent d’un même pas à la perfection, jusqu’à ce que le grand goût naisse. Mais ce grand goût est comme le tranchant d’un rasoir sur lequel il est difficile de se tenir. Bientôt les mœurs, etc. »[5]
Le grand goût dépasse donc le pur primitivisme des « arts bruts ». Il relève d’une élaboration liée à l’imitation d’une belle Nature et exprime le Vrai par cette médiation. Un pas de plus vers la sophistication et le grand goût dégénère : on n’imite plus alors la Nature, mais les chefs d’œuvre qui l’ont d’abord copiée avec bonheur, puis les imitations de ces copies, etc. On décompose bientôt le processus de création en préceptes qu’on livre sous formes de recettes desséchées (dans les poétiques par exemple). Les artistes n’ont plus que deux voies devant eux, deux voies également déplorables : celle du conformisme moutonnier ou celle d’une fausse originalité se démarquant de règles purement formelles et perdant toute référence au monde extérieur.
Face à l’affadissement généralisé qui en résulte, Diderot apprécie comme un puissant antidote l’énergie primitive prêtée à l’état antérieur à la séparation des fonctions sociales. « Les arts bruts » correspondent à l’expression de ce moment historique premier, qu’il ne faut jamais complètement perdre de vue. « La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage » (Discours sur la poésie dramatique, 1758), dit une de ses formules les célèbres. Dans les Essais sur la peinture (1766), il réclame encore « quelque chose de sauvage, de brut, de frappant et d’énorme »[6] pour les arts d’imitation. On voit bien quelles affinités il y a là avec la conception romantique de la création, qu’une telle position annonce et dont la notion d’art brut dérive in fine, après bien des étapes. Les différences avec ce dernier, sans grande surprise à presque deux siècles de distance, sont aussi nettement apparentes sans qu’il soit nécessaire, je crois, que j’insiste au-delà. Il y aurait là de quoi te décevoir, cher Bruno, mais, mais, mais… attends un peu.
Il y a un autre point qui mérite sans doute ton attention et qui n’a pas été, je crois, relevé jusqu’ici. Si Diderot n’est pas l’inventeur de l’art brut, il nous a en revanche donné une des premières descriptions de la production d’un créateur que l’on peut ranger sans problème du côté de l’art brut ; peut-être est-ce même la première description d’un créateur bien individualisé (quoiqu’on ne connaisse pas son nom) de ce type[7]. En 1759, en séjour dans sa ville natale de Langres, Diderot évoque en effet un sculpteur extrêmement original :
« Nous avons ici un prodige, écrit-il à son ami Grimm, à comparer à votre découpeur de Genève [Jean Huber (1721-1786), célèbre pour ses charmantes découpures en silhouette[8]]. C’est un jeune homme de mes parents qui sans leçon, sans dessein, sans principe, s’est mis de lui-même à modeler. Vous verrez ce qu’il sait faire ! Tous vos statuaires de Paris fondus ensemble n’imagineraient pas les mines qu’il exécute ; et ces mines, sont, comme il lui plaît ou comiques, ou voluptueuses, ou nobles. Ce sont ou des satyres, ou des chèvres, ou des vierges. Mais il a le coup de hache. Quand il a passé quinze jours à façonner un morceau d’argile avec les bâtonnets qui lui servent d’instruments, il le regarde, il s’applaudit et le jette par la fenêtre. J’en ai ramassé deux que je vous porterai à Paris si je puis. Je ne crois pas me tromper, ils sont charmants, mais si délicats que je ne me promets guère, quelque précaution que je prenne, que de vous en montrer des morceaux »[9].
Malheureusement, on ne sait pas si les sculptures récupérées par Diderot sont arrivées à bon port, encore moins ce qu’elles auraient pu ensuite devenir. Mais la caractérisation du personnage nous amène bien du côté de l’art brut. Sans aucune culture artistique institutionnelle comme il se doit, le jeune homme semble aussi avoir un grain. C’est précisément le sens de l’expression « avoir le coup de hache », que les dictionnaires de l’époque définissent ainsi : « on dit figurément et familièrement qu'un homme a un coup de hache à la tête, et simplement, qu'il a un coup de hache, pour dire, qu'Il est un peu fou »[10]. Il n’est pas jusqu’au dédain du sort des productions par le créateur et les dilemmes relatifs à leur conservation en résultant qui ne nous rappelle le champ de l’art brut (et formes apparentées) et les débats que cultivent ses amateurs.
Trouvera-t-on quelque obstiné chercheur qui se lancera à la recherche de ce grand ancêtre ? Il serait vraiment extraordinaire que la moindre production du jeune Langrois au coup de hache ait été conservée, mais maintenant que l’on a identifié sa piste, on peut toujours creuser et sait-on jamais...
Emmanuel Boussuge
[1] Céline Delavaux, L'Art brut, un fantasme de peintre. Jean Dubuffet et les enjeux d'un discours, Paris, Palette, 2010, p. 196.
[2] Diderot, Œuvres complètes, t. XVI (Beaux-arts III), Hermann, 1990, p. 529.
[3] Ibid., p. 530.
[4] Le mot apparait aussi bien dans le texte de Diderot (ibid., p. 530) que chez Dubuffet, « Honneur aux valeurs sauvages » (1951), cité par C. Delavaux, p. 197.
[5] Op. cit, p. 529-530.
[6] Hermann, 1994, p. 56.
[7] C'est peut-être la "première description" d'un cas de création autodidacte proche de ce que l'on appellera au XXe siècle l'art brut, mais il faut souligner qu'existèrent plusieurs cas de créateurs atypiques bien avant ce sculpteur langrois. Par exemple au XIVe siècle un dessinateur étrange s'illustra en composant un codex délirant, conservé de cette époque jusqu’à aujourd’hui à la bibliothèque vaticane à Rome. Il s'agissait d'un moine italien vivant à la cour des papes en Avignon, Opicinus de Canistris, qu’un ouvrage du Docteur Guy Roux et de Muriel Laharie, Art et Folie au Moyen Age (éditions Le Léopard d’Or) a fait amplement connaître en 1997, bien après l’étude américaine d’Ernst Kris de 1952 qui elle-même suivait un livre de R.Salomon de 1936, qui semble la première occurrence où apparut le dit Opicinis. Dans ce même XVIIIe siècle, existait également l'extraordinaire sculpteur aux expressions frénétiques Franz-Xaver Messerchmidt dont un livre de R.Nicolai vers 1770 évoqua la maladie mentale. (Note Bruno Montpied)
[8] Jean Huber n’est pas à proprement parler un artiste populaire. Nicolas Bouvier montre bien cependant la parenté entre ses productions qui ravissait « la société patricienne, lettrée et cosmopolite » de la cité genevoise du XVIIIe siècle et celles des découpeurs de lettres d’amour, ses contemporains plébéiens, ou « la magnifique floraison de papier découpé, cinquante plus tard, dans le pays d’Enhaut (Vaud) » (L’Art populaire en Suisse, Zoé, Carouge-Genève, 1999, p. 186-203.
[9] Lettre du 12 août 1759, Correspondance (éd. Georges Roth), Éditions de Minuit, t. II, 1956, p. 208-212 ; p. 211 pour la citation.
[10] Dictionnaire de l’Académie, 1762. Littré indique un autre exemple de Diderot intéressant à mettre en parallèle : « Les grands artistes ont un petit coup de hache dans [ou à selon les variantes] la tête » (Salon de 1765, Hermann, 1984, p. 178). Artistes et folie, un bien vieux couple !
18/05/2013 | Lien permanent | Commentaires (7)
Expo de l'Art en Marche à Moulins
Du 6 juillet au 21 août 2015 à l'Hôtel du Département à Moulins
Les choix esthétiques de L'Art en Marche, disons-le sans ambages, ne sont pas pour leur majorité ma tasse de thé. Il y a trop, du moins dans le rassemblement visible à Lapalisse dans l'immense entrepôt qui l'abrite, d'artistes ailleurs qualifiés de "singuliers" mais manquant singulièrement d'originalité (à mes yeux, s'entend, ce n'est qu'un avis purement personnel). Mais il existe aussi une minorité de créateurs proches de l'art brut ou de l'art populaire contemporain, et aussi des artistes plus inspirés, marginaux talentueux peu connus (comme Jacques Renaud-Dampel par exemple ou Pépé Donate). A Moulins, du 6 juillet au 21 août, voici une petite sélection intéressante, où le terme d'art brut ne paraît cette fois pas trop usurpée.
Une œuvre de Pépé Donate exposée au musée de l'Art en Marche à Lapalisse en avril 2014
Sur les cinq artistes ou créateurs présentés à Moulins, il en est au moins trois à recommander de la part du Poignard Subtil, à savoir Monique Le Chapelain, Jean Tourlonias et Popy (alais Guy Maraval). On pourrait très bien ne pas remarquer le dernier nommé, mais je dois à un camarade qui visitait avec moi le dit entrepôt le printemps dernier (alors que Luis Marcel avait annoncé à grands renforts de trompe qu'il vendait tout - combien de fois a-t-il "tout" vendu?, me demandé-je maintenant...) de l'avoir remarqué en achetant une des ses œuvres ce qui fit que je pus repasser plusieurs fois devant par la suite, et que je me surpris à changer d'humeur à son égard au fil du temps. Il faut croire que Popy, ancien marin qui s'est mis à peindre (à l'acrylique) depuis un grave accident où il paraît avoir vu la mort de près, ne fait pas de l'art "immédiat" en dépit d'un graphisme pourtant élémentaire et d'un vocabulaire de sujets volontairement réduit. C'est peut-être à cause de cela du reste que je passai à côté au début. "Trop proche de Chaissac", me suis-je dit tout d'abord. Et pourtant un charme opère à la longue, du moins en ce qui concerne les œuvres que je reproduis autour de ces lignes (la première s'intitulant "Spirale" et la seconde "L'Œuf"), datant de la fin des années 90.
Monique Le Chapelain, Grand éléphant décoré, 20F (inventaire Muel D85), 1997, coll. Bruno Montpied (cette œuvre bien entendu ne préjuge pas de celles qui sont présentées à Moulins)
Monique Le Chapelain, je n'ai plus de nouvelles d'elle. J'ai contribué autrefois à la faire connaître, notamment par le truchement de la revue Création Franche, et puis, affamé perpétuellement de nouvelles découvertes, j'ai fini par laisser se distendre les rapports. Elle menait une vie assez rangée en compagnie de son époux dans une banlieue assez quelconque, du côté des Ulis, que rompaient seules de temps à autre des sorties dans des soirées dansantes qui étaient son plaisir suprême. Elle passait pour l'occasion des robes étourdissantes colorées et vaporeuses qui lui composaient un écrin pour la princesse qu'elle n'avait jamais cessé de rêver être depuis son enfance. Ces robes, ces parures se retrouvaient transposées dans ses peintures et ses dessins, parfois trop hâtivement brossées tellement elle était pressée de produire. Ses dessins et gouaches sont moins connus que ses peintures à l'huile, mais mériteraient pourtant d'être appréciés, étant donné leur relative "tranquillité". Les quelques exemples que je conserve ont une stabilité dans la facture, une maîtrise exempte de la précipitation dont je parlais ci-dessus. Je donne deux exemples de sa production que je conserve, une peinture à l'huile tout d'abord (ci-dessus) et immédiatement après une gouache justement...
Monique Le Chapelain, Coq de piques, 1963
Jean Tourlonias est le plus connu des trois, avant tout pour ses véhicules (motos, voitures de course...) portant les noms de vedettes connues et les noms des personnes à qui les peintures étaient destinées. il figurait en bonne place à l'exposition thématique de la Collection de l'Art Brut à Lausanne sur les véhicules (en 2013-2014). Habitant Cébazat près de Clermont-Ferrand, c'était un peu le régional de l'étape. Si l'on a vu à Lapalisse des petits paysages sans grand relief, on l'estime avant tout pour ses bolides ébouriffants dédiés aux destinataires des ces véhicules futuristes.
Jean Tourlonias est passé un jour par La Godivelle et ses deux lacs, sur les rudes hauteurs du Cézallier, petite peinture photographiée par Régis Gayraud sur une brocante auvergnate en 2015...
Trois Tourlonias aux noms des anciens animateurs de la Collection de l'Art Brut à Paris, puis à Lausanne, ph. BM
31/07/2015 | Lien permanent
De l'art involontaire à la poésie naturelle
Voici un art qui n'a pas besoin de ministre de la culture auprès de qui aller pleurer pour défendre ses subventions. Car il est dans nos yeux, notre regard. Cela a à voir avec les ready made de Marcel Duchamp, l'artiste détesté de Mme Esterolle. Cet art, c'est par exemple un dispositif insolite dû à des dépôts de hasard sur un trottoir...
Photo José Guirao, février 2020 ; une installation involontaire, comme un matelas amoureux d'une bouteille et qui fait tout pour la protéger...
... Un mannequin sanguinolent, trucidé par un surréaliste de passage...
Photo José Guirao, mars 2020.
Ou encore une bouche d'incendie tentaculaire, prête à saisir quelque proie au passage, ou à partir en quête, à défaut...
Photo José Guirao, novembre 2019.
La poésie involontaire (pour emprunter ce terme à Eluard), ce peut être aussi ce que l'on a appelé la poésie naturelle, dont Camille Bryen et Alain Gheerbrant firent une anthologie en 1949. Ce peut être des dessins de lézardes dans les murs ou sur le bitume (je songe à mon petit film en Super 8 Sur les trottoirs de nos villes, de 1982), ou des contours signifiants dans des vitres trouées.
Photogramme d'après Bruno Montpied, Sur les trottoirs de nos villes (6 min.), 1982.
On se reportera avec fruit à la catégorie listée à droite de mon blog : Art involontaire. On y retrouvera plusieurs notes parues à ce sujet les années précédentes sur ce blog. Celle ici présente s'y ajoutera.
La sorcière assise ; photo Bruno Montpied, Cannes, vers 1988 ou 1989.
Une catégorie connexe, c'est la poésie du hasard naturel, et ce que l'on appelle les paréidolies, ces projections, ou ces reconnaissances, de notre mémoire durant la contemplation de formes significatives dans le spectacle du monde extérieur. J'en ai déjà parlé, la dernière fois, c'était il y a un an. C'est un domaine assez vaste là aussi, qui débouche bien souvent sur des personnes fortement tentées d'interpréter, de jouer des formes trouvées dans la nature, pierres, bois flottés et tutti quanti (il y en a un certain nombre dans les arts populaires spontanés, qu'on se reporte entre autres à mon Gazouillis des éléphants)...
Les arbres extraordinaires aussi sont un sous-ensemble des formes naturelles qui parlent à l'imagination.
Ancien tronc de tilleul à Lafauche (Vosges) ; ph. B.M., 2016.
If millénaire, La Lande-Patry (Orne) ; ph. B.M., 2010 ; signalé par Remy Ricordeau.
Mais revenons à notre art involontaire, expression parfois d'une autre nature, celle qui est inscrite dans l'homme, et qui pousse par exemple certains individus à triturer de la corde et obtenir de façon automatique, germinative, un dessin et une matière aussi singulières qu'inutiles...
Cordelette triturée machinalement par M. Bernard Massénat, anc. coll. Alice Massénat.
... Ou à ces dessins d'animaux obtenus par le hasard de décollage de silhouettes publicitaires ou décoratives peut-être, en tout cas, sûrement involontaires.
Dessins laissés par de la colle, après décollage de silhouettes découpées en bois peint? ; aperçus en compagnie de Fatimazara Khoubba et Alain Dettinger, à Nivolas-Vermelle (Isère) ; ph. B.M., 2016.
Enfin, évoquons en conclusion provisoire, ces petites compositions, du hasard toujours, fragments de couleurs encadrés dans un but non artistique, plutôt avec une finalité professionnelle...
Anciennes couches de peinture, dégagées par des peintres en bâtiment probablement, peut-être pour des restaurations à venir : le "pas toucher!" prend un sens ambivalent assez drôle, plutôt sacralisant ; Galerie Vivienne, à Paris ; ph. B.M., 2018 (merci à Régis Gayraud avec qui je découvris ces petites œuvres du hasard).
10/05/2020 | Lien permanent | Commentaires (5)
Eloge de l'art naïf, réalisme poétique
Anonyme (Chapartes, ou Chapartas...?), Un hameau de PANNES (Loiret), 31x40 cm, début XXe siècle, coll.privée Paris, photo Bruno Montpied
Voici un Naïf, un beau Naïf, un tableau "nature" comme disait un brocanteur amateur de la chose devant ce tableau qui venait d'être acheté. Un tableau qui tient avant tout, me semble-t-il, par le paysage, le génie du lieu, plus que par ce qui s'y raconte. Certes, on pourrait chercher des indices d'une narration du côté de l'inscription qui s'étale sur la façade de ce "Moulin de Sainte-Catherine" donnant sur la rivière, "mouture à façon à 2 frs les 100 kilos 2frs50 rendu domicile", inscription qui si j'étais savant en histoire de l'économie pourrait peut-être me donner la date exacte où fut peint le petit tableau. Car s'il existe semble-t-il une date d'apposée en bas à droite, quasi illisible, sous la signature elle-même à moitié effacée, on ne peut la donner exactement. Il semble qu'elle commence par 19... Un début de XXe siècle?
Une femme se promène sur la rive en face du moulin,, un bras tendu vers l'avant (comme pour une esquisse de salut?), un meunier coiffé du bonnet traditionnel dans sa profession paraît posté à la fenêtre tout exprès pour la voir passer, et l'on pourrait imaginer une idylle... C'est une belle journée, les nuages sont nombreux dans le ciel poudreux permettant de faire ressortir la maison nettement dessinée comme si la pluie avait lavé le paysage la minute d'avant. La rive où se dressent le moulin et les maisons à l'arrière-plan disparaît derrière une végétation moussante piquetée de fleurs, des arbres sveltes aux ramures tout aussi fines que les autres éléments végétaux présents partout dans le paysage se dressent vers le ciel comme de jeunes sujets fiers de leur nouvel état d'arbres adultes. L'eau bouillonne dessous la roue invisible du moulin, cachée derrière une sorte de palissade de planches, s'engouffrant en direction de la rivière principale (?) sous un quai de bois aménagé pour renforcer la rive et permettre le passage tout ensemble. C'est le seul indice d'activité et de mouvement dans ce lieu, comme une trépidation localisée au cœur de ce bâtiment placé au centre du paysage, et peint avec cœur par l'artiste inconnu. Mais ce n'est pas le récit qu'a cherché cet auteur, c'est bien plutôt l'esprit du lieu à un moment donné, capté dans ce qu'il a d'éphémère et d'éternel à la fois, un moment de pure poésie de l'immédiat, sans autres moyens que quelques subterfuges pour masquer l'inexpérimentation en matière de rendu des perspectives (pour ne pas avoir à les restituer, on noie les lignes de fuite sous des ébullitions buissonneuses et un talus immense). Puisqu'on ne sait pas rendre les jambes, on les cache de même dans des touffes d'herbe bienvenues, qui masquent aussi par la même occasion les reflets argentés à la surface de la rivière (si c'est bien une rivière). Et l'on dessine les êtres humains petits pour ne pas avoir à entrer dans les détails... Là où on est à l'aise c'est lorsqu'il s'agit de peindre des maisons. Et l'on s'en donne à cœur joie...
18/08/2015 | Lien permanent | Commentaires (4)
Lexique des arts populaires (1): l'art populaire rural
Cela fait un certain temps que je me dis qu'il faudrait essayer de donner mes définitions des différentes catégories d'arts populaires, le rural, le brut, le naïf, le modeste, les graffiti, les environnements spontanés, le singulier, l'outsider, et peut-être pour finir, l'immédiat. Que je regrouperai dans ma colonne de droite à la rubrique "Catégories" sous le nom de "Définitions des arts populaires". Tant pis si cela paraîtra immodeste à certains. Cela éclairera peut-être un peu mes lecteurs, en même temps que moi-même, comme si je mettais la maison en ordre par la même occasion.
Je vais commencer par...
C'est un vaste corpus d’œuvres, la plupart du temps utilitaires, créées par des artisans habiles, dont le tour de main est empreint d’un goût de la stylisation et de la naïveté plus ou moins codifié, plus ou moins reconnu par la communauté rurale à laquelle ils appartenaient. Elles se caractérisent souvent par une bonhomie, une simplicité d'allure, un humour parfois rabelaisien, un sens de l'immédiateté, et une foi naïve aussi.
On rangera dans l’art populaire des campagnes de jadis, les meubles, les outils, les vanneries, les vêtements, les coiffes, les dentelles, les plaques muletières, la vaisselle, les épis de faîtage (voir l'exemple ci-contre, extrait de la collection de l'antiquaire Michel Boudin) les jouets, les marionnettes, les objets forains, les chevaux de manège, les lettres de mariage, les bannières de procession religieuse, les bannières commémoratives de campagnes militaires, les douilles sculptées, les quilles de conscrits, les ouvrages en cheveux commémoratifs, les enseignes, les girouettes découpées et peintes, les objets de patience, les bateaux en bouteille, les marques à beurre, etc., etc. Les ex-voto sont plutôt rangés dans l'art populaire.
Beaucoup d’objets rattachés à ce dernier corpus, comme les fourneaux de pipe sculptés, ou les dessins de bagnards, les tatouages, pourraient cependant très facilement être associés à l’art brut ou à l’art naïf. De même, quelques œuvres orphelines, comme certains tableaux de chêne, des marquèteries, des paysages brodés dont la technique génère un climat onirique particulier, parce qu’elles sont restées anonymes, sont classées en art populaire alors qu’elles pourraient tout aussi bien être jointes à l’art brut. On distingue cependant l'art populaire de l'art brut par le fait qu'il est d'essence avant tout collective. C'est un langage reconnu par une communauté particulière celle des gens du commun, ouvriers, paysans, artisans. Au sein de ce corpus se détachent cependant des oeuvres parfois insolites, surtout du côté des objets curieux, de patience, que les brocanteurs spécialisés ont tendance ces temps-ci sous l'influence de la recherche d'art brut peut-être à mettre de plus en plus en vitrine. Les objets les plus singuliers de l'art populaire, la plupart du temps anonymes, du fait de cet anonymat, de leur statut d'orphelins de l'art, et aussi parce qu'ils n'ont pas été forcément en rupture vis-à-vis de la communauté populaire au sein de laquelle ils ont été produits, irradient d'une très grande force aujourd'hui. Ce sont comme des oeuvres d'art brut avant la lettre, qui auraient le pouvoir d'être communicantes, elles.
Collection Michel Boudin, détail d'un cadre de miroir ciselé, art populaire, Adam et Eve, Dieu le père sont représentés ; ph.Bruno Montpied, 2008
Collection Michel Boudin, porte-montre sculpté, photo BM, 2009
14/02/2011 | Lien permanent | Commentaires (4)
Gaël Dufrène, les trains circulent dans l'art dit ”brut”
Gaël Dufrène, que l'on nous présente atteint du syndrome d'Asperger, ce qui paraît doter les individus qui en sont le siège d'une mémoire hors du commun, va bénéficier d'une exposition de ses dessins (noir et blanc, couleur) qui représentent souvent des trains, mais aussi des moteurs, des voitures... très bientôt dans la galerie parisienne de la Fabuloserie (du 2 juin au 13 juillet, vernissage samedi 2 juin de 16 h à 21 h, 52 rue Jacob, Paris dans le VIe ardt, tél: 01 42 60 84 23). J'avoue sans honte que je n'avais pas encore entendu parler de lui, même s'il avait déjà été présenté à l'Outsider Art Fair de Paris sur le stand de la galerie Hervé Courtaigne en 2016. Il est défendu également par l'association EgArt qui se préoccupe de promouvoir des "artistes" atteints de divers handicaps auprès des structures d'exposition (ce qui est très bien, mais on attend également l'entreprise ou l'association qui s'occuperont de dénicher la créativité et l'originalité actuelles, handicaps ou pas, sans se préoccuper des modes, de l'audimat, originalités marginalisées avec lesquelles des passions non mercantiles, non en représentation, peuvent entrer en résonance).
Expo Gaël Dufrène bientôt à la Fabuloserie Paris ; du train envisagé comme dessin et comme jouet ? "Bijou mécanique"...
Cette association EgArt paraît posséder une collection ("l'Art sans exclusion" voir son dossier de presse) où l'on a rassemblé habilement des auteurs bruts répertoriés dans les collections homonymes (serviraient-ils de cautions?) – l'incontournable Robillard et ses sempiternels fusils, par exemple, ou encore Zemankova, Hofer... – à côté de créateurs contemporains "porteurs de handicaps" que met en avant cette association, par exemple ce Gaël Dufrène, mais aussi un certain Jérôme Turpin, dont les œuvres possèdent en effet de l'intérêt. Même si, en ce qui concerne Dufrène, je trouve que cela commence à faire un peu poncif, les dessins minutieux d'engins et de mécaniques. En effet, cela fait déjà quelque temps que l'on nous met sous les yeux des montreurs de machines (les machines à coudre d'Ezékiel Messou, les cortèges de trains de Braillon – dont on m'a récemment appris qu'il aurait cesé de dessiner : voici donc qu'il a opportunément trouvé un remplaçant! –, les plans de machines de Perdrizet, les voitures de Serge Delaunay, les rangs d'oignon de façades de trains d'Hidenori, les trolleys ou les gares de Van Genk, etc.). Certes, cependant, on reconnaîtra chez Dufrène, un traitement des machines ou des véhicules où la méticulosité mémorielle le dispute à une certaine tendresse du graphisme.
Gaël Dufrène, "Citroën de 1955 type Azu 2 chevaux", photo Caté/EgArt ; ce dessin sera exposé à la Fabuloserie parisienne..
John Martin, sans titre (camion), vers 2008, provenance Creative Growth Center, ph. et coll. Bruno Montpied ; dessiner d'après nature, avec des déformations découlant du manque de science esthétique de l'auteur autodidacte, peut apparaître chez les animateurs d'ateliers d'art-thérapie comme un passage obligé, faisant partie d'un cahier des charges, même si le résultat est à l'occasion intriguant...
Je me méfie donc... Plus ça va, en effet, plus le désir d'acquérir de l'art brut va en grandissant. Il faut fournir de l'aliment à cette curiosité. D'où peut-être cette multiplication de créations ayant beaucoup de points communs, avec parfois, çà et là, ce qui ressemble à des ersatz. Les biennales qui se succèdent à la collection de l'Art Brut de Lausanne, ces derniers temps, participent peut-être même du mouvement, avec leurs thématiques uniformisantes ("Véhicules," "Architectures", "Corps"...). De plus, du côté des ateliers d'art pour handicapés, on oriente – volontairement, ou involontairement (le plus souvent certainement involontairement) – les "travaux" des participants aux ateliers en suivant ces thèmes, tant le besoin est grand d'intégrer les participants de ces ateliers au commun de la foule des artistes patentés ("art sans exclusion" dit bien l'intention...). Les véhicules, les vedettes du petit écran, les machines, les œuvres d'art réinterprétées... Et les marchands, voire certains musées ou collections, gagnent ainsi du temps pour agrandir leurs réserves et leurs stocks, en se fournissant directement auprès des ateliers pour handicapés. Ceux-ci ont le vent en poupe, et qui irait critiquer cela? Il est bienpensant de ne rien redire à ce retour en force de l'art des handicapés (je dis "retour", car cela avait déjà été tenté dans les années 1970-1980 ; je me souviens ainsi de Jean Revol et de son "Art originaire" qui mettait déjà en avant l'art des handicapés, avant que cela ne retombe comme un soufflé). D'autant qu'il arrive qu'on y rencontre aussi, de temps en temps, quelques grands créatifs (Paul Duhem, Oskar Haus, Kevin Raffin de l'atelier de la Passerelle à Cherbourg – atelier que je défends régulièrement sur ce blog – Alexis Lippstreu, Yves Jules, ou Philipe Lefresne et Fathi Oulad de l'ESAT de Ménilmontant...).
Philippe Lefresne, la vache de Claude François, provenance atelier de l'ESAT de Ménilmontant, vers 2013, coll. et ph. B.M.
Kevin Raffin, Catch, 45x65cm, février 2013, provenance Atelier de La Passerelle de Cherbourg, coll. et ph. B.M.
Et pourtant, et pourtant, comme chanterait Charles Aznavour, l'art brut – l'oublierait-on? – fut inventé pour nous dévoiler un autre type d'art, un art-chiendent, orienté et téléguidé par personne, surgissant incognito, individuellement, dans des lits non préparés pour lui, de manière parfaitement anarchique et niant superbement les hiérarchies, les divisions du travail, les classes sociales. Mon livre récent, Le Gazouillis des éléphants, même s'il a recueilli de nombreuses critiques positives (dans la presse des tribunes littéraires surtout) dans certains media, propose nombre de créateurs répondant à ces critères. Est-ce pour cette raison, que très peu de gens – malgré les compte-rendu positifs, et les ventes épuisant le stock en très peu de temps – ont su jusqu'à présent les remarquer nommément ? Je ne suis pas loin de m'en convaincre...
02/06/2018 | Lien permanent | Commentaires (23)
Robillard, une apothéose dans l'art de manipuler un auteur d'art brut, et, accessoirement, l'art brut lui-même
"André Robillard
Le dernier artiste contemporain découvert par Jean Dubuffet. A l’occasion de l’exposition « Jean Dubuffet - un barbare en Europe », organisée par le Mucem et consacrée au fondateur de l’art brut, la Galerie Polysémie présentera une sélection de sculptures et dessins réalisés par André Robillard, génial artiste contemporain.
André Robillard est le dernier membre survivant de la collection originale de Dubuffet et l'un des artistes les plus célèbres de l'univers Art Brut / Outsider. Il est né le 27 octobre 1931 à Gien. Suite à des problèmes de comportement, à l'âge de huit ans il est placé dans une école rattachée à un hôpital psychiatrique et à 19 ans il est hospitalisé. C’est pendant cette période qu’il commence à créer, en utilisant la sculpture et le dessin, pour exprimer son univers intérieur à travers un langage personnel.
Fusils réalisés avec des matériaux de récupération, planètes, satellites, cosmonautes, animaux…. ses thèmes de prédilection sont d’une grande variété. André Robillard nous démontre avec brio que le handicap n’existe pas dans la création plastique."
Belle annonce n'est-il pas? Pleine de bons sentiments, et pétaradante : "génial artiste contemporain"... Déjà, relevons l'apposition maligne "artiste" et "contemporain"... Robillard est ainsi mis dans la même catégorie qu'un Jeff Koons ou d'un Anish Kapoor (voir ci-contre une de ses réalisations à la galerie Kamel Mennour). Après tout, Polysémie en aurait le droit, puisque Françoise Monnin, la grande prêtresse d'Artension, a bien publié récemment des "entretiens" avec l'artiste Robillard, très volontairement placé ainsi au même rayon que les artistes patentés professionnels avec qui des "entretiens" sont pour certains d'entre eux de rigueur (ça fait partie de l'image de marque du monstre sacré). Et puisqu'ici et là, André Robillard est enrôlé dans des shows divers et variés, avec les Endimanchés d'Alexis Forestier pour des pièces de théâtre musical, par exemple, ou des "performances" racontant sa vie, terriblement cadrées, avec Alain Moreau, autre exemple...
Les marchands continuent donc leur entreprise d'absorption de l'art brut qu'ils désirent soluble dans un art contemporain qui a besoin de rafraîchir ses marchandises.
Mais, au delà de ça, qu'est-ce qui se cache derrière tout ce micmac robillardesque ? Sait-on que Robillard est d'abord un type gentil, brave comme pas deux, qui ne ferait pas de mal à une mouche comme on dit (et que je ne qualifierai pas de mon côté "d'handicapé", Mister Polysémie) ? Et qu'à cause – d'autres diront "grâce à" – cela, toutes sortes de manipulateurs en tous genres, depuis des années, lui ont sauté dessus, comme la misère sur le pauvre monde, pour le transformer en une marionnette de l'art dit brut ? Au fond, Robillard ne fut véritablement "brut" qu'au début seulement, dans les années 1960, lorsqu'il fabriqua quelques fusils (assemblés à partir de matériaux divers récupérés de manière à figurer un fusil, de la même manière que les enfants se bricolent des armes de jeu à partir de bricoles recyclées à la va-comme-je-te-pousse), montrés à Dubuffet qui les intégra aussi sec dans sa collection.
Voici un "fusil" d'André Robillard, déjà mis en ligne par moi sur ce blog auparavant ; il date apparemment de l'époque où Robillard se remit à faire des fusils après avoir visité la Collection de Lausanne; il fut acquis par son premier collectionneur à l'Aracine au milieu des années 1980. Sa simplicité touchante, bien éloignée de ses assemblages plus connus, devenus de rigueur auprès des collectionneurs peu regardants, avait quelque chose de rare...
Il arrêta après ces premiers "jets", quelques années. Ce ne fut qu'au début des années 1980 qu'il recommença, après une visite à la Collection de l'Art Brut qui venait d'ouvrir dans son mirifique "Château" de Beaulieu à Lausanne. Déjà, ce "recommencement" avait perdu de son élan originaire, à savoir brut (sans concession au goût du public extérieur), puisqu'il était motivé par la découverte que ses "œuvres" avaient plu, avaient été intégrées à un musée (que l'endroit en question se soit voulu un "anti-musée", je ne pense pas que Robillard s'en soit pénétré particulièrement). Il se remit à produire – cette fois en série – des fusils, devenant presque une usine à lui tout seul. Cette apparente "industrialisation" de ses bricolages ont fini par donner des idées à d'autres, bien moins honnêtes au fur et à mesure que passaient les années. On m'a raconté qu'un aigrefin lui aurait ainsi proposé récemment de dessiner au feutre indélébile sur des abats-jours sphériques en verre blanc. 50€ pour André Robillard, et vendus dix fois plus ensuite par l'aigrefin (c'est tellement gros que cela mériterait confirmation)... Des commanditaires lui ont jeté le grappin dessus. Quand vous allez le voir, il n'y a rien chez lui. Tout est déjà préempté par les commanditaires qui, de plus, sans doute pour le surveiller de près, l'invitent chez eux pour qu'il travaille avec les matériaux qu'ils mettent à sa disposition, crosses toutes calibrées, câbles, scotch, et tutti quanti...
Collection de fusils de Robillard exposés à un moment au LaM de Villeneuve-d'Ascq, ph. Bruno Montpied, 2011.
Des pistolets de Robillard à présent..., ph. Galerie Polysémie.
André est gentil, disais-je, il ne dit pas non. Il y gagne de quoi vivre, il est nourri, blanchi... Il vous rétorquera d'un air désarmant que ses productions actuelles (les fusils sont trop chers? Qu'à cela ne tienne, on lui fait faire des pistolets, moins de matériaux, moins de temps passé à les ficeler et, donc, un prix plus "accessible"...) sont des ouvrages réalisés "en collaboration". Certes... Mais a-t-on encore à faire à un auteur d'art brut? Bien sûr que non! Acheteurs, collectionneurs, ce que l'on vous vend actuellement, c'est tout simplement du sous-Robillard, du simili art brut comme il y a du simili cuir, fruit de petites manipulations lamentables, où tout le monde tripote avec ses mains sales dans la sauce... Mais quand lui flanquera-t-on enfin la paix!
D'autres comme vous ont déjà tenté le coup avec Aloïse dans les années 1960. Elle s'en était laissé mourir, plus difficile qu'André....
Pour vérifier... Exposition à la galerie Polysémie à Marseille, du 25 avril au 25 mai 2019.
23/04/2019 | Lien permanent