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25/01/2017

Surréalisme ou barbarie, par Joël Gayraud

Surréalisme ou barbarie

 

       « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! », le cri du cœur lancé par Baudelaire résonne toujours aujourd’hui, à près de deux siècles de distance, dans la tonalité où il avait été émis, celle de l’éternelle utopie du départ vers les rivages heureux. Mais le signal que lui renvoie l’écho, c’est un cri d’agonie, un cri qui nous plonge dans le sombre registre des espoirs compromis. Car la mer, « la mer toujours recommencée », n’a jamais été aussi près de finir. Est-ce encore la mer, ce plancher putride où flottent les sacs plastiques, cette fosse à boues rouges sillonnée d’usines à dépeupler les abysses, ce cuveau à isotopes où le plutonium nourrit le kraken, où les sirènes se poudrent au mercure et où le poulpe au regard de soie se parfume au pétrole brut ? Comme elles sont ébréchées, ô vieil océan, tes vagues de cristal ! La mer se meurt au rythme même où, sur la terre ferme, croissent, en un mouvement uniformément accéléré, l’hydre des banlieues et la tache livide des déserts. Les baleines bleues n’osent plus remonter les estuaires, les tortues géantes ne savent plus sur quel rivage pondre leurs œufs, les coraux sont réduits à l’état de squelettes blanchis, et, après les eaux douces, les eaux amères, loin de se transformer en limonade comme le rêvait Fourier, collectent toutes les pestilences de l’égout.

       Dans les antiques récits de l’Âge d’or, la mer restait hors de portée de l’homme ; on se contentait de paresser sur le rivage, sans doute aimait-on se laisser caresser par les vagues, mais personne n’eût émis l’idée de construire un radeau ou une pirogue et de s’embarquer pour une navigation périlleuse. Les poètes anciens sont unanimes : la navigation permit d’étancher la soif de lucre des premiers marchands. Leur observation cible juste, mais ne suffit pas à expliquer l’origine de tant d’entreprises risquées, et l’on peut affirmer sans trop craindre de se tromper que c’est le manque de ressources dû à l’accroissement de leur population qui a décidé les tribus et les peuples à migrer vers d’autres terres au large des côtes, et que, de la Méditerranée à l’océan Pacifique, les îles et les archipels se sont peu à peu peuplés d’exilés plus contraints que volontaires. Cependant, avec le perfectionnement des techniques de navigation, les hommes, après l’avoir redoutée, se sont mis à aimer la mer et, à l’Âge d’or s’éloignant dans le temps du mythe, ont succédé les Îles Fortunées localisées dans le mythe de la distance, en Extrême-Occident, par-delà les Colonnes d’Hercule, dans ces parages fiévreux d’où certains voyageurs seraient revenus sourds pour avoir entendu, le soir, le coup de cymbales du Soleil qui tombe dans l’océan.

       À mesure que les continents se faisaient de moins en moins propices à la liberté, l’esprit d’évasion l’a emporté sur les frayeurs et, tandis que les Empires se disputaient le contrôle des nouveaux mondes, la mer devint peu à peu le refuge de tous les réprouvés, de tous ceux qui voulaient reprendre le libre usage de leur vie, fût-ce au risque de la perdre. Ce fut le bref printemps des utopies pirates. Mais de nos jours il n’est plus d’île déserte à découvrir, d’atoll inconnu à explorer, et la mer, comme la terre, est prise en otage par les marchands et les entrepreneurs. Déjà des urbanistes envisagent de construire des villes flottantes pour entasser la population surnuméraire, qu’il s’agira bien sûr de faire travailler et de faire consommer. Il n’est assurément rien de poétique ni même de simplement vivable dans de tels projets pharaoniques, que leur démesure fonctionnaliste suffit à priver de tout charme. Si rien n’est fait pour y mettre un terme, le monde marin, déjà colonisé par la pollution, va l’être par l’habitat humain mécanisé, et la lèpre urbanistique qui achève de ronger les forêts, de miter les campagnes, de métamorphoser la ville elle-même en une entropique périphérie, va maculer de son abominable lupus la face des océans. Or, par un mouvement parallèle et contemporain, les banquises fondent, les calottes glaciaires se réduisent comme peau de chagrin, le niveau des mers ne cesse de monter. Les non-voyants eux-mêmes annoncent déjà la submersion de la plupart des grandes villes et de nombreuses capitales, situées sur les côtes ou près des embouchures. La mafia du béton, cette pieuvre des grandes terres, se frotte les tentacules à l’idée des profits garantis par la construction des digues, mais il n’est pas sûr qu’elle ait le temps de les construire. À mesure que les eaux gonflent et grossissent, les ouragans se lèvent et les cyclones déroulent leurs spirales dévastatrices. Faut-il attendre que les cataractes aux rideaux de ténèbres s’abattent du fond du ciel, que les vagues pachydermiques déferlent sur les côtes et emportent les masures comme les tours, que les réacteurs nucléaires inondés entrent en fusion, multipliant les Tchernobyl et les Fukushima, que des virus mutants, beaux comme la couleur des quarks dans le rayonnement fossile, éclosent de ce chaos, faut-il attendre l’ultime extinction pour que quelqu’un réponde – trop tard – à la question décisive et déjà centenaire : « Surréalisme ou barbarie ? ».

         Joël Gayraud

 

(Paru in Peculiar Mormyrid n°4)

Commentaires

Bonjour, je voulais savoir si je pouvais utilisé le texte de Joël Gayraud qui illustre parfaitement une dernière toile que je viens de réaliser .
Voici le lien YouTube : https://youtu.be/W-MDp7Doq7w
Amicalement JF Veillard

Écrit par : Veillard | 25/01/2017

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Hélas, non, M. Veillard, Joël Gayraud me fait savoir qu'il ne vous donne pas sa caution pour "utiliser" son texte en "illustration" de votre toile.
Et il me signale qu'il n'a pu vous l'écrire directement, car votre messagerie serait piratée.

Écrit par : Le sciapode | 02/02/2017

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Bonjour,
Je prends note de votre commentaire .
Mon adresse mail fonctionne très bien pas de problème, et je vous lis avec plaisir .
Cordialement . J-F Veillard

Écrit par : Veillard | 03/02/2017

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Les tableaux de M. Veillard me font un peu penser à un mélange de Fougeron et de Bernard Buffet.

Écrit par : Isabelle Molitor | 03/02/2017

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Je ne vois pas le rapport entre ma peinture et celle de Bernard Buffet...? Je vous invite à venir voir ma peinture au Salon Comparaisons dans le cadre D 'Art Capital du 15 au dimanche 19 février Grand Palais Paris . www.jf-veillard.com .
Cordialement

Écrit par : Veillard | 04/02/2017

Si je peux me permettre d'interpréter ce qu'a peut-être voulu vous dire Madame Molitor, nous pourrions résumer son jugement ainsi - en ce qui concerne votre toile sur la mer qu'on vous voit peindre sur YouTube - vous faites là une toile du genre misérabiliste (Fougeron + Buffet).

Écrit par : Le sciapode | 04/02/2017

Oui, c’était exactement cela, cette toile-là et cette connotation-là. Mais si je comprends bien, vous ne refusez pas la filiation avec Fougeron.

Écrit par : Isabelle Molitor | 04/02/2017

Cette peinture n'est qu'à l'état embryonnaire dans une matrice en déstructuration très mal filmée avec un téléphone sous des néons blafards.
J'y vois plus une expression en action. Travail en cours à suivre...
Merci de l'avoir quand même regardée. Bon dimanche à tous !

Écrit par : Veillard | 05/02/2017

bonjour,
merci pour ce beau texte.
juste une petite remarque : "À mesure que que les eaux gonflent et grossissent," c´est sans doute une erreur de frappe.
et une autre : étant émerveillé par l´effort et l´aventure surréaliste (ne rentrons pas ici dans les débats sur breton pape etc. je les connais), je suis un peu triste qu ´une description apocalyptique du monde soit mise en parallèle avec le surréalisme. Ceux pour qui cette question se pose ont une vision à mon sens réducteur ou dépréciatif du surréalisme. Surréalisme qu´on peut accuser de tous les mots, mais certainement pas d´être sirène de la fin de l´humanité.
cordialement.
f sarhan

Écrit par : francois sarhan | 04/02/2017

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Qu'est-ce qu'elles ont, ces eaux, qui vous gêne? Elles n'ont pas le droit de gonfler et de grossir, dans une redondance voulue par l'auteur de ce texte? Et, avant de jouer au correcteur pointilleux, vous feriez mieux de vous relire vous-même avec votre "vision", "réducteur ou dépréciatif"... votre "surréalisme qu'on peut accuser de tous les mots..." (et pas de tous les maux?).
Par ailleurs, je ne comprends pas bien votre lecture du texte. Le surréalisme est ici clairement opposé à la dégradation généralisée de la nature due à la course au profit et à l'idiotie prédatrice, dans une conception du surréalisme que je trouve enrichie d'une vision écologique radicale.

Écrit par : Le sciapode | 04/02/2017

Ce n'est pas une mise en parallèle entre le surréalisme et la barbarie mais une alternative proposée (exprimée par la conjonction "ou" pour qui sait lire le français). Et c'est évidemment également un clin d'oeil référentiel tout à fait pertinent au groupe et à la revue "socialisme ou barbarie" des années 50 et 60 du siècle précédent (mais qui s'en souvient encore).

Écrit par : Zébulon | 04/02/2017

eh bien !
je vous faisais remarquer votre coquille POUR VOUS, pas pour passer pour un correcteur pointilleux.
vous préférez relever mes fautes (je ne m´en cache pas, j´en fais, j´en suis désolé), que me remercier de cette précision qui se voulait constructive.
mais peut-être mon ton n´était pas suffisamment cordial pour que vous ne l´entendiez pas de cette façon.
tant pis pour moi, la prochaine fois je ne vous signalerai plus de coquille.
pour ce qui est de la lecture du texte, je dirai avant de me retirer pour ne pas recevoir plus de votre acrimonie, que dans ma grande ignorance, et en tant que petit correcteur pointilleux qui ne sait pas se relire lui-même, que j´ai lu le texte comme un développement uchronique fin-des-temps-tiste, qui se conclut sur cette question, (opposition ? dualité ? alternative ? démonstration de similarité ("de ceci et cela le nom doit il être barbarie ou surréalisme ")) "surréalisme ou barbarie". Un correcteur pointilleux n´y voit pas clair, mais c´est bien entendu de sa faute, d´ailleurs comme il ne sait pas lire le français selon monsieur zébulon, il vous laisse entre vous, messieurs.

Écrit par : sarhan | 04/02/2017

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Bizarre, votre analyse, M. Sarhan... Vous pratiquez la logique brute?

Écrit par : Isabelle Molitor | 04/02/2017

Ah, zut, oui, je n'ai point vu la coquille, qui était une erreur de frappe en effet. Je retire ce "que" de trop, et m'excuse de mon ton trop véhément qui découlait de mon aveuglement à ne pas repérer le double "que". J'ai cru que vous étiez gêné par la redondance... Merci donc de m'avoir signalé la coquille, je suis généralement très content qu'on m'aide à améliorer les textes de ce blog.

Par contre, rien à changer par rapport à ce que je dis de votre lecture que je trouve tarabiscotée et fautive.

Écrit par : Le sciapode | 04/02/2017

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Ca punche sec, ce dimanche! C’est les crêpes de la chandeleur qui sont mal passées?

Écrit par : Atarte | 04/02/2017

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