15/02/2017
Sirènes d'Auvergne... un vagabondage d'Emmanuel Boussuge
« Loin de Pénélope, Ulysse cultivait des champs de sirènes »
Emmanuel Boussuge
Pour ma sirène ciotadine
La passion des sirènes n’était-elle pas tombée quelque peu en sommeil sur le Poignard subtil… ? Ma petite collection photographique va-t-elle ranimer la flamme plus durablement ?
Elle est issue pour l’essentiel d’Auvergne et des environs mais pas exclusivement. On sait que la représentation du sujet n’a à peu près rien à voir avec une géographie maritime, lacustre ou fluviale (sans parler des sources réelles ou prétendues, ni des courants telluriques) ; non, les sirènes échouèrent d’abord là où l’imagination des sculpteurs médiévaux, les premiers à les produire en nombre, du moins sous nos latitudes, les plaça. Ils faisaient tout aussi bien des éléphants ou des centaures sans que leur région d’activité fût une réserve de chasse pour les uns ou les autres. Mes sirènes de moyenne montagne ne sont pas plus porteuses de symbolisme ésotérique et, pour ma part, ça me va très bien comme ça. J’aime les sirènes en elles-mêmes sans nul besoin d’aura surajoutée, je les aime avec simplicité pour la fluidité de leur forme et les rêveries qu’elles procurent. Je les aime presque toutes.
Ceci étant dit, leur forme est beaucoup plus variable qu’on ne l’imagine généralement, et c’est surtout vrai au moyen-âge qui a fourni l’essentiel de ma collecte. Deux de mes sirènes remontent à la figuration antique de la créature mythologique. Initialement, on le sait, il s’agissait d’êtres ailés, redoutables par leur chant, que seul Ulysse parmi ses compagnons, mais solidement attaché à son mât, put écouter sans périr. Grecs et Romains ne les représentaient jamais autrement qu’emplumées et avec des serres acérées et les sculpteurs romans de Saint-Hilaire-La-Croix ou de Brioude sont restés fidèles à la vieille tradition ornithomorphique.
Saint-Hilaire-la-Croix, 2005, photos Emmanuel Boussuge (ainsi que toutes les autres photos à suivre dans cette note)
Brioude, 2013
Remarquons l’hésitation entre masculin et féminin (tout aussi présente dans l’Antiquité), et le mode spécifique de remplissage des chapiteaux romans avec un goût prononcé pour la symétrie, largement déterminé par les contraintes du support (un chapiteau a deux faces).
Restons dans la basilique de Brioude, la plus riche (parmi mes visites) en sirènes et aussi en variantes du sujet. Car, si à son chevet les sirènes sont cousines des oiseaux et barbues, à l’intérieur, elles ont le pied marin et sont des deux sexes. Les sirènes masculines sont aussi appelées tritons. Comme on le voit ci-dessous, elles peuvent être chauves mais aussi couronnées.
Brioude, 2013
Brioude, 2013
Brioude, 2013
Les sirènes du sexe, comme on disait à l’âge classique, ne sont pas en reste. Elles sont représentées sur quatre chapiteaux, rassemblées deux fois par paires et deux fois isolées. La plus simplifiée est sur le chevet.
Brioude, 2013
Deux remarques peuvent être faites. Les sirènes médiévales ont en général deux queues (sans aucun doute beaucoup plus pour des raisons d’occupation du support à sculpter que pour tout autre chose) et elles tiennent leur double queue à pleines mains (sans aucun doute beaucoup plus pour des raisons d’occupation des dites mains que pour tout autre chose… – vous avez vraiment l’esprit mal placé). À travers toutes les variations, leur portée symbolique n’est pas toujours nulle mais paraît toutefois très atténuée laissant presque libre cours à la fantaisie des sculpteurs.
Près de Brioude, on trouve dans la petite ville de Blesle deux chapiteaux à sirènes : l’un avec figure dédoublée où les sirènes semblent porter de magnifiques burkinis de haute époque ; l’autre, colorié par les restaurateurs du XIXe siècle, est sans conteste une des sirènes les plus moches de la collection (mais ce n’est pas la faute des restaurateurs).
Blesle, 2015
Blesle, 2016
Blesle, 2015
Autre grand centre de l’art roman, Conques. Une sirène à deux queues figure entre deux centaures. Nulle justification par le support cette fois-ci, la queue est dédoublée par pur amour de la symétrie, semble-t-il.
Les petites églises du Massif Central offrent bien d’autres sirènes romanes bicaudales. À Roffiac, les sculpteurs ont des modèles proches des églises plus prestigieuses. Deux chapiteaux sont concernés. Les sirènes sont parmi les plus charmantes mais elles ont la particularité d’être à peine des sirènes. Au bout de ce qui devrait être leurs queues, on trouve ou des palmes ou une tête (de chien, de monstre ?) et plus aucune nageoire (c’était déjà le cas à Brioude et ensuite à Menet, Saint-Rémy et Valuéjols, phot. C, F, G, O, T). Le motif devient dans ce cas presque complètement autonome de toute signification précise. (...)
Roffiac, 2016
Roffiac, 2013
Le texte d'Emmanuel Boussuge se poursuit en suivant ce lien (fichier en PDF), qui vous permet de récupérer l'ensemble de sa promenade au pays des sirènes du Massif Central.
17:19 Publié dans Art immédiat, Art populaire insolite, Art visionnaire | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : sirènes, emmanuel boussuge, sirènes à plumes, sirènes-poissons, auvergne, saint-hilaire-la-croix, mythologie, tritons | Imprimer
Commentaires
Merci à Emmanuel pour ce texte passionnant sur les sirènes et autres tritons auvergnats. Pour inciter les curieux et les mécréants à lire l'intégralité de son "vagabondage", je me permets de reproduire ce passage qu'il cite d'un texte de Bernard de Clairvaux que je trouve tout à fait charmant:
« Mais que signifient dans vos cloîtres, là où les religieux font leurs lectures, ces monstres ridicules, ces horribles beautés et ces belles horreurs ? A quoi bon dans ces endroits ces singes immondes, ces lions féroces, ces centaures monstrueux, ces monstres demi hommes, ces tigres bariolés, ces soldats qui combattent et ces chasseurs qui sonnent du cor ? Ici on voit une seule tête pour plusieurs corps ou un seul corps pour plusieurs têtes là c'est un quadrupède ayant une queue de serpent et, plus loin, c'est un poisson avec une tête de quadrupède. Tantôt on voit un monstre qui est un cheval par devant et une chèvre par derrière ou qui a la tête d’un animal à cornes et le derrière d’un cheval. Enfin, le nombre de ces représentations est si grand et la diversité si charmante et si variée qu’on préfère regarder ces marbres que lire dans des manuscrits, et passer le jour à les admirer qu’à méditer la loi de Dieu. »
Écrit par : RR | 15/02/2017
Répondre à ce commentaireTrès intéressant ce voyage d' Emmanuel en terre de sirène. Je découvre cette façon de les représenter avec deux queues...jamais vu ça...Je découvre aussi qu'elles n'apparaissent pas seulement à proximité des côtes.
Il y en a ici, à Varengeville, dans l'église jouxtant le cimetière marin où est enterré Georges Braque, de très belles. Elles ornent, sous forme de bas reliefs, les colonnes de l'église au milieu d'autres créatures étranges et de coquilles Saint Jacques. Elles sont grassouillettes et naïves à souhait et ne se dandinent qu'avec une seule queue.
Écrit par : Darnish | 16/02/2017
Répondre à ce commentairePetite révélation biographique. Saint-Hilaire-la-Croix -que d'aucuns par là-bas disent s'être appelé dans des temps plus anciens, "Saint-Hilaire-lac-rouge", ou plutôt avec l'accent paysan "Saint-Hilaire-lac-roué", ce qui aurait donné, par homophonie chrétienne intéressée, le "St-Hilaire-la-Croix" actuel- est le bourg où vécut mon grand-père, Victor Montpied, instituteur SFIO qui eut dans sa jeunesse des velléités littéraires et entama une correspondance avec l'écrivain-paysan Emile Guillaumin (dont il a déjà été question sur ce blog, il me semble, à propos d'un article du même Emmanuel Boussuge au sujet d'un peintre naïf cantalien nommé Millange). Victor y éleva deux enfants, dont mon père, Pierre, qui ne fit rien d'artistique dans sa vie, mais fut un homme dont je respecte la mémoire.
Je sais, ces précisions biographiques tombent ici comme des cheveux sur la soupe, il me plaisait cependant de les étaler au petit jour de ces commentaires.
Emmanuel, en allant photographier les sirènes de St-Hilaire-la-Croix, m'a fait plaisir en me révélant qu'il y a là-bas quelque chose de doux et d'imaginatif à regarder.
Écrit par : Le sciapode | 17/02/2017
Répondre à ce commentaireMerci Emmanuel pour ce beau voyage dans la mer de pierre des sirènes. Le commentaire de Bernard de Clairvaux révèle le caractère hérétique et mécréant de ces images, exclusivement destinées à distraire les fidèles de leurs prières. Oeuvre du diable!
Je suis intrigué par la double queue de ces sorcières. Est-ce purement par besoin de symétrie où est-ce une façon d'insinuer que, entre les queues, se cache un sexe ?
Amical salut,
Michael
Écrit par : Michael Lowy | 17/02/2017
Répondre à ce commentaireSirènes, ondines, dames de la mer, filles du Rhin, nixes et nicettes, enchanteresses de nos rêves d'enfants, vous resterez à jamais gravées dans le tain de nos rêves. Créatures immortelles, mais sans âme, vous vous êtes parfois éprises – folie, mais c'était l'amour qui vous guidait – d'un mortel qui croyait en avoir une. Et ce fut à chaque fois un désastre...
Écrit par : L'aigre de mots | 17/02/2017
Répondre à ce commentaireDites donc, l'Aigre, n'en auriez-vous pas vous-même rencontré de ces ondines et autres enchanteresses de vos rêves d'enfants ? : votre poignant témoignage a le goût du sang et des larmes. Peut-être avez-vous confondu pêcher et pécher, cela est arrivé aux meilleurs d'entre nous, mais n'en devenez pas pour autant si aigre...Selon les lieux, le goût de l'interdit peut être doux également: en Orient, l'on dine aigre-doux.
Écrit par : Zébulon | 18/02/2017
Nulle aigreur, cher Zébulon, dans mon propos. Rien qu'un accès passager de mélancolie, réactivée par des souvenirs poétiques, d'Apollinaire à La Motte-Fouqué, dont «Ondine» brille comme le plus beau joyau sur la couronne du romantisme allemand.
Écrit par : L'aigre de mots | 18/02/2017
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