23/03/2014
Art brut à Taiwan (2): Le temple idéal d'un pisciculteur taoïste, par Remy Ricordeau
Le temple idéal d'un pisciculteur taoïste
Au sud de Taizhong, la côte ouest de Formose est en grande partie dévolue à la pisciculture ainsi qu’à la culture des huîtres et coquillages dont raffolent les Taïwanais. Dans le district de Fuxing sur la commune de Zhanghua, Huang Qichun (un autre M Huang) est un pisciculteur qui s’est spécialisé dans l’élevage de poissons exotiques destinés au plaisir des aquariophiles. Pour satisfaire ses clients, M Huang les fournit également en coquillages évidés, pierres colorées ou débris de coraux afin de décorer les aquariums. Même si cette activité professionnelle nécessite sans doute une certaine sensibilité artistique, elle ne le prédisposait cependant pas particulièrement à devenir le créateur de la plus étrange construction qu’il m’ait été donné de voir à Taiwan.
Huang Qichun, portrait photographique extrait d'un site web chinois, DR.
Après le décès de sa femme il y a une trentaine d’années, et pour ne pas en être séparé, M Huang lui a construit une tombe dans le jardin, juste derrière sa maison. Comme de son vivant celle-ci était particulièrement pieuse, il a également décidé de lui consacrer un temple, non pour l’honorer, précise-t-il, mais pour permettre à celle-ci de prier sur place lorsque, selon les croyances taoïstes, son esprit redescend sur terre pour rendre visite aux vivants qui lui étaient proches.
N’étant pas fortuné il se mit donc en demeure de construire le bâtiment de ses propres mains et avec les moyens du bord. Il n’avait par ailleurs aucune expérience particulière en maçonnerie ou en charpente, aussi commença-t-il assez naturellement sa construction sans plan particulier et en utilisant les matériaux à sa disposition, c'est-à-dire pour l’essentiel ceux que lui fournissaient ses voisins conchyliculteurs et ostréiculteurs. Une étrange bâtisse sortit ainsi de terre décorée de coraux et de coquillages les plus divers et agrémenté de débris de statues religieuses en céramique multicolore destinées au rebut. L’extérieur est entièrement constitué de coquilles d’huîtres sauvages, ce qui explique leur grande taille, et est enserré dans une structure métallique qui évoque des échafaudages, afin de protéger le passant de la chute éventuelle d’éléments de décor. Car M Huang avoue ne pas être tout à fait sûr de la solidité de sa construction.
Les objets qui forment le décor intérieur sont un mélange de personnages mythologiques et de chimères propres aux croyances taoïstes ainsi que des représentations de visions qui lui sont plus personnelles. Le lieu est séparé en différents espaces. Passé la porte d’entrée lourdement décorée de rocaille et de coquillages, une première cour arborée constitue une sorte de vestibule à ciel ouvert qui donne accès au temple proprement dit. Il est gardé par dix-huit Luo han qui selon la mythologie taoïste sont en quelque sorte les soldats de l’au-delà, ceux qui font régner un minimum d’ordre dans l’enfer et le paradis. Alors que d’ordinaire dans les temples ceux-ci sont toujours en tenue d’apparat avec armes et armures, ici M. Huang les a représentés torse nu effectuant différents mouvements de kung fu qu’il a lui-même appris au cours de son service militaire. Seuls les visages qu’il dit ne pas savoir sculpter sont des masques récupérés, ce qui donne une étrange allure à ces personnages. Le temple lui-même, de forme carrée, est constitué d’une pièce centrale dédiée à vénérer Wang Gong, un des dieux de la terre les plus importants du panthéon taoïste.
Deux des luo han agrandis, ph. Remy Ricordeau (comme les deux précédentes), 2014
Plus intéressante est la galerie qui entoure cette pièce centrale sur trois de ses côtés. Dans celle-ci se trouvent en effet les plus surprenantes chimères que l’imagination humaine ait conçues. Ce sont des Qi ling, animaux mythologiques protecteurs de la terre. Ceux-ci sont ici très expressifs et très richement recouverts d’une variété étonnante de coquillages et de coraux qui ne sont pas sans rappeler les créations colorées et baroques d’un Paul Amar.
Tête d'un des qi ling, ph. RR, 2014
La galerie accueille malheureusement aussi quelques statues artefact d’une facture particulièrement kitch représentant les diverses déesses que l’on retrouve dans les très nombreux temples taoïstes de Taiwan.
Dans la partie du temple dédié à Wang Gong se trouve un petit escalier accédant à un couloir souterrain qui relie le temple à l’espace commercial de M Huang. Dans l’esprit de celui-ci, cette partie du site est indépendante du temple lui-même. D’une longueur de vingt à trente mètres, le couloir est entièrement décoré par des représentations de visions qui lui sont apparues dans sa jeunesse lors d’une tragique circonstance. Au cours d’une baignade avec quelques camarades dans la mer toute proche il avait été emporté par les vagues déferlantes et sauvé in extremis de la noyade. Ayant perdu connaissance, il raconte que ce sont des dragons et des phénix (qui règnent sur les mers et les airs) qui l’ont sorti de ce mauvais pas. Ils lui sont encore apparus ultérieurement lors de la construction du temple et lui ont alors demandé de les représenter également. Le couloir leur est donc entièrement dédié.
Le couloir aux dragons et phénix, ph. RR, 2014
Détail du plafond cloisonné, ph. RR, 2014
Le plafond est entièrement cloisonné et composé de figures en fleurs de coquillages. La toiture quant à elle est en partie constituée d’éléments de céramiques cassées et de statues comportant des malfaçons que M Huang a recyclées pour agencer un décor.
Détail d'une partie du toit, ph. RR, 2014
Sa partie la plus intéressante représente une sorte de proue de bateau décorée d’un phénix qui donne à l’ensemble du bâtiment de forme un peu massive, une allure de vaisseau prêt à s’envoler vers quelque destination dont tout donne à penser que seul son créateur a le secret¹.
Remy Ricordeau
La proue (en haut à gauche), vue de l'arrière du temple, ph. RR, 2014
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¹ Peut-être vers le même espace intersidéral que le dragon d'André Gourlet, créateur d'environnement à Riec-sur-Belon (Finistère) qu'on aperçoit dans le fil que nous avons co-écrit, cher RR...?
06:00 Publié dans Art Brut, Environnements populaires spontanés | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : environnements spontanés taiwanais, art brut à taïwan, remy ricordeau, huang qichun, district de fuxing, pisciculteur, taoïsme, mythologie taoïste, dragons et phénix, mosaïque de coquillages, paul amar | Imprimer
Commentaires
Pour répondre à la note finale du Sciapode, je n'avais pas pensé à cette analogie avec le dragon breton d'André Gourlet à Riec sur Belon. Cela me permet de donner une précision: le dragon occidental est ailé et vit donc dans le ciel quand le dragon chinois en est dépourvu du fait qu'il vit dans la mer ou dans les fleuves. Cela a pour conséquence que le premier crache du feu lorsque le secoond crache de l'eau (même si dans des représentations modernes on a pu le présenter comme crachant également du feu, ce qui est absolument contraire à la tradition. Jusqu'à la dernière dynastie Qing, l'apparition de dragons dans le ciel était toujours interprêtés par les oracles comme étant signe de catastrophes liées à l'eau: tsunamis, typhons, innondations, etc.). En Chine, seuls les phénix peuvent donc s'élancer dans "l'espace intersidéral".
Écrit par : RR | 23/03/2014
Répondre à ce commentaireAh mais, permettez, monsieur le sinophile distingué, cela m'a l'air plus compliqué que ce que vous voulez bien nous en dire.
J'ai chez moi un catalogue paru à l'occasion d'une exposition sur les dragons à la Grande Galerie de l'Evolution en 2006 à Paris. Dans celui-ci, il est écrit ces lignes: "Comme il est dit dans le "Shuowen jiezi", le premier dictionnaire étymologique chinois: "le dragon est le chef de file des animaux à écailles. Il est capable de s'effacer et de briller, de diminuer et de grandir, de se raccourcir et de s'allonger. A l'équinoxe de printemps, il monte au ciel ; à l'équinoxe d'automne, il se cache au fond des eaux" (Jean-Pierre Diény, "Le Symbolisme du dragon dans la Chine antique"). Cette créature bienfaisante, emblème des Fils du Ciel, souverain omnipotent des eaux et des cieux, est un représentant, si l'on peut ainsi s'exprimer, des Chinois et de leur culture." (Li Xiaohong, dans l'article du catalogue intitulé "L'empire du dragon, les origines d'un animal fabuleux en Chine").
"A l'équinoxe du printemps, il monte au ciel"... "Cette créature bienfaisante... souverain omnipotent des eaux et des cieux".... On est loin de votre distinction peut-être un peu trop nette, non?
Ailleurs dans le même catalogue, il est dit que les dragons chinois étaient parfois aussi munis d'ailes.
Écrit par : Le sciapode | 23/03/2014
Répondre à ce commentaireLà vous m'obligez à rentrer dans des détails, ce dont je m'excuse par avance car ce n'est pas centralement le sujet de l'article.
Les dragons chinois sont effectivement bienfaisants envers les hommes (ils ont sauvé M. Huang) pour autant qu'est respectée l'harmonie terrestre dont l'empereur est le garant par un ensemble très compliqué de rituels. C'est en ce sens que le dragon, symbole impérial, est considéré comme "le souverain omnipotent des eaux et des cieux" car ceux-ci conditionnent la vie sur terre et participent donc de son harmonie. Si pour une raison ou pour une autre le souverain n'a pas fait son boulot, les dragons manifestent leur colère en apparaissant effectivement dans le ciel (c'est ce que j'écrivais, mon cher) et en provoquant des catastrophes naturelles la plupart du temps liées à l'eau. Mais il est vrai que ce peut être quelquefois des épidémies ou un tremblement de terre. Il migre selon les saisons entre ciel et mer mais comme vous l'avez lu, il est le chef de file des animaux à écailles. Sa demeure est donc traditionnellement le fond des mers ou des cours d'eau.
Là où ça se complique c'est que les mœurs des dragons ont en quelque sorte évolué au cours de l'histoire et que ce qui pouvait être vrai aux yeux des Chinois de la Chine antique ne l'était plus forcément quelques dynasties plus tard. Par exemple certaines dynasties comme les Yuans ont vu une recrudescence d'apparition de dragons, lesquels ne respectaient plus aucune saison pour leurs apparitions dans le ciel, ce qui "arrangeait" en quelque sorte les Chinois "han" (l'ethnie dominante) qui considéraient cette dynastie comme illégitime car mongole. Le fait que les dragons ne respectaient plus les saisons en constituait une preuve à leurs yeux. Et de fait le siècle des Yuan a été climatiquement très perturbé car il a correspondu à la petite glaciation que la terre a connue entre le 13e et le 14e siècle. Ce cycle de vie selon les équinoxes est donc très relatif. Vous me dites maintenant que certains dragons chinois étaient parfois aussi munis d'ailes, c'est possible même si je n'en ai jamais entendu parler. Mais l'existence d'exceptions ou de raretés ne remet pas pour autant en cause l'essentiel de ce que je disais des caractéristiques des dragons.
Écrit par : RR | 23/03/2014
C'est absolument superbe, ce que Rémy Ricordeau nous fait découvrir. Cher Rémy, vous devez absolument publier un album sur ces trouvailles.
Écrit par : Isabelle Molitor | 23/03/2014
Répondre à ce commentaireAh chère Isabelle, je comptais précisément sur vous pour m'aider à trouver un éditeur ! Plus sérieusement, si vous avez quelques idées, ou si quelque éditeur égaré sur ce blog était intéressé, n'hésitez pas à me laisser un message car le blog ne peut que proposer un petit aperçu des textes et des photos qui sont évidemment fort nombreuses.
Écrit par : RR | 23/03/2014
L'avant-dernière photo m'évoque le Palais idéal; la porte monumentale, je ne sais pourquoi, Robert Tatin. Peu importe les comparaisons, c'est en soi-même un site exceptionnel.
Écrit par : Régis Gayraud | 24/03/2014
Répondre à ce commentaireLa référence à Robert Tatin, oui, pourquoi pas? Mais c'est que Robert Tatin avait été influencé par toutes sortes de cultures, les symboles du Yin et du Yang se retrouvaient du reste il me semble me souvenir dans son musée. Il avait emprunté à différentes cultures pour le bâtir et le décorer, réalisant au final un curieux monument faisant la synthèse de plusieurs de ces emprunts. C'est l'écho de ses citations extrême-orientales que vous percevez intuitivement. Et du coup on pourrait dire que c'est plutôt Robert Tatin qui s'est inspiré de l'extrême-orient que l'inverse...
Écrit par : Le sciapode | 26/03/2014
Très inquiétants les 18 personnages aux masques...On pourrait les imaginer prendre vie et se mettre à attaquer John Steed dans un épisode de Chapeau Melon et Bottes de Cuir...
Écrit par : Darnish | 27/03/2014
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