07/04/2020
La tour Eiffel, horizon pour aspirants aux chimères
La célèbre Dame de fer qui symbolise la ville de Paris a été reproduite à l'infini, notamment par (et chez) ceux qui sont eux aussi des sortes de bâtisseurs de rêve au petit pied, à savoir les habitants-paysagistes naïfs ou bruts, ayant laissé derrière eux maints jardins et environnements spontanés et insolites. L'art populaire aussi en est particulièrement hanté, son aspect de tour de Babel pointée vers l'infini plongeant dans une rêverie hantée de chimères tous les amateurs de travaux d'Hercule interminables. C'est un modèle insurpassable dans la direction duquel ils se doivent d'aller... Ils en perçoivent immédiatement l'absolue inventivité, le prodige de sa technique révolutionnaire pour l'époque (une architecture de fer, sa forme "babélienne").
Henri Travert (ancien ouvrier) et sa tour Eiffel (une quinzaine de mètres de haut environ), à L'Aunay des Vignes, Fougeré, Maine-et-Loire, photos (vue générale et détail avec les fers à cheval soudés qui composent la tour..) Bruno Montpied, 2003 et 1991.
Une représentation de la tour par un fils d'Henri Travert, peinture et assemblage de baguettes de bois sur panneau.
J'y repensais ces derniers jours après avoir reçu de M. Philippe Didion (j'en profite pour le remercier) la photo de la tombe d'un certain Claude Maudeux, maire de sa commune, dans le cimetière creusois de Vigeville, couverte par la maquette d'une autre tour Eiffel comme de juste, placée là non seulement par admiration pour les maçons creusois qui bâtirent tant de bâtiments célèbres de Paris, mais aussi pour faire la nique aux symboles religieux des sépultures voisines (l'anticléricalisme étant chose bien partagée dans le Limousin)...
Photo Philippe Didion, 2019.
La tombe à la tour Eiffel, ph. Philippe Didion, 2019.
Elle me fait penser par association d'idée à une autre maquette de tour, placée cette fois plus en hauteur, en tant qu'épi de faîtage, en Ille-et-Vilaine, telle qu'elle a été dévoilée dans le catalogue d'une ancienne exposition de l'Ecomusée du pays de Rennes (2010-2011) "Compagnons célestes, épis de faîtage, girouettes, ornements de toiture" (édité par Lieux dits en 2010).
Epi de faîtage à Plerguer, photo Norbert Lambart.
Chez les habitants-paysagistes naïfs ou bruts aimant animer leurs espaces intermédiaires entre habitat et route – une bonne partie d'entre eux le font pour le public des passants dans une communication immédiate avec leur voisinage, sans penser aux prolongements médiatiques que cela peut induire... –, des tours Eiffel surgissent de temps à autre telles des mascottes.
Tour Eiffel d'André Bindler à l'Ecomusée d'Alsace à Ungersheim près de Mulhouse, ph. B.M., 2013.
André Hardy (à Saint-Quentin-les-Chardonnets, Orne) avait confectionné au moins deux tours Eiffel, une dans chaque partie de son jardin, en voici une, coincée entre autruche et bœufs, ph. B.M., 2010.
Joseph Donadello a lui aussi réalisé à Saiguèdes (Haute-Garonne) une tour, parmi de nombreuses statues et autres monuments recréés naïvement, ph. B.M., 2008.
Emile Taugourdeau (Sarthe), dans son jardin aux 400 statues (environ, et non pas 900, comme dit Mme Taugourdeau dans Bricoleurs de paradis...), à côté de Bernard Hinault, avait installé une tour..., ph. B.M., 1991.
Jean Grard, à Baguer-Pican (Ille-et-Vilaine), avait sculpté une tour qu'il avait appelée la Picanaise (une version régionale de la tour, en somme) et où il avait installé des personnages aux yeux faits de billes, ph. B.M., 2001.
Marcel Dhièvre, sur sa maison à Saint-Dizier (Haute-Marne) qu'il avait nommé "Au petit Paris", avait, entre autres thèmes, lui aussi évoqué la tour Eiffel, ph. B.M., 2013.
Peut-être la plus extraordinaire des tours Eiffel, celle de Petit Pierre (Pierre Avezard) telle que conservée dans le parc de la Fabuloserie, à Dicy, dans l'Yonne, où a été sauvegardé son "Manège" (constitué d'autres réalisations étourdissantes d'ingéniosité naïve), en provenance du site originel qui était à la Faye-aux-Loges dans le Loiret ; cette tour fut bâtie par son auteur ayant grimpé à l'intérieur jusqu'à son sommet ; ph. B.M., 2015.
Tour Eiffel d'un certain Perotto à Darney (Vosges), parmi d'autres maquettes de monuments recréés, ph. B.M., 2016.
Une tour Eiffel très stylisée, en mosaïque, créée par Aldo Gandini à Montrouge (Hauts-de-Seine), ph. B.M., 2012.
En dehors des créateurs d'environnements spontanés, on trouve aussi chez certains auteurs d'art brut, ou d'art naïf et populaire, des effigies de la fameuse tour, réalisées à plat ou en volume.
Arsène Vasseur, meuble original d'hommage à la tour Eiffel, réalisé dans sa maison à Amiens (Somme), et conservé au Musée de Picardie.
Anonyme, vue de la tour Eiffel (peinture et gravure sur panneau de bois en léger relief), avec l'ancien palais du Trocadéro en fond vraisemblablement (à moins que ce ne soit l'Ecole militaire?), ph. et coll. B.M.
Détail d'une enluminure naïve d'Augustin Gonfond, extraite du Livre de communion de sa fille Joséphine, 1890.
M. Manilla, tour Eiffel en os et têtes de mort, calavera en zincographie, Musée national de l'estampe, Mexico ; tradition populaire mexicaine.
Rochelle, scène de mariage semblant se passer au début du XXe siècle à Paris (présence de soldats en pantalons garance (un garde suisse est aussi présent, mais il y en a eu jusque vers 1950 à Paris), dirigeable d'un certain type dans le ciel), mais peinte peut-être après 1920, car il s'agit là d'une huile peinte sur de l'Isorel, matériau apparu après cette date apparemment ; une tour Eiffel en arrière-plan signe la ville où se déroule l'action ; ph. et coll. B.M.
Miguel Hernandez, Les crêtes de Paris, 55 x 46 cm, huile sur isorel, 1951.
Virgili, tour Eiffel, ancienne collection de l'Aracine, aujourd'hui au LaM de Villeneuve-d'Ascq.
Joseph Donadello, autre effigie de la tour (datée de 1899, probablement par erreur, si Donal pensait à sa date de construction, 1889), cette fois à plat, parmi ses collections de peintures personnelles, ph. B.M., 2015.
Anonymes, carte postale ancienne, une tour probablement éphémère, bâtie pour une fête de bienfaisance en 1928 à Oyonnax.
Tour Eiffel en osier, Ecole nationale d'Osiericulture, Fayl-Billot (Haute-Saône), ph B.M., 2007.
Moins connue peut-être, il existe une tour Eiffel souterraine! En mosaïque d'ossements, dans les Catacombes parisiennes, ce qui la rapproche de l'estampe populaire mexicaine ci-dessus.
Enfin, pour ne pas fatiguer outre mesure nos lecteurs, terminons sur deux images véritablement inattendues, d'abord celle ci-dessous...
Cherchez la tour... parmi cette panoplie d'accroche-tableaux qui étaient encore récemment présentés en devanture de la boutique Sennelier sur les quais de la Seine.
Enfin, il fallait y penser, mais "ils" y ont pensé, les marchands de sex-toys du quartier de Pigalle à Paris, il fallait à l'évidence réunir les souvenirs touristiques de Paris aux jeux sexuels qui font l'apanage bien connu de ce quartier, l'aspect phallique de notre monument de fer y inclinant naturellement...
Godemichets en forme de tours Eiffel, pour bien la sentir passer..., ph. B.M., 2016.
Dernière image – car je me suis dit qu'elle manquerait par trop à cette note, qui nous la donne à voir sous différents regards - il me paraît judicieux de montrer ce que regarde la tour, elle... Du moins, comme ci-dessous, lorsqu'elle se tourne vers le nord-ouest, dans un tableau à l'étonnante perspective aérienne, véritablement fourmillant de détails... qui sont autant de petits hommes...
André Devambez (1867-1944), vue de la tour Eiffel, l'exposition de 1937 (le palais de Chaillot au fond de la perspective), Musée des Beaux-Arts de Rennes.
12:45 Publié dans Anonymes et inconnus de l'art, Art Brut, Art immédiat, Art naïf, Art populaire contemporain, Art populaire insolite, Danse macabre, art et coutumes funéraires, Environnements populaires spontanés, Erotisme populaire, Paris populaire ou insolite | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : tour eiffel, art naïf, art brut, environnements populaires spontanés, joseph donadello, arsène vasseur, miguel hernandez, art populaire mexicain, sculpture en osier, catacombes parisiennes, augustin gonfond, virgili, petit pierre, aldo gandini, andré hardy, marcel dhièvre, jean grard, emile taugourdeau, andré bindler, épis de faîtage, art funéraire, anticléricalisme, claude maudeux, andré devambez | Imprimer
Commentaires
Cher Monsieur le Sciapode, en décembre 2018, je vous avais envoyé quelques photos de guéridons de bistrot dont le pied était une tour Eiffel, photographiés à la terrasse d'un café situé, si je ne m'abuse, avenue de Suffren, pas loin dudit monument. Vous en souvenez-vous?
Covidement vôtre.
Écrit par : Régis Gayraud | 08/04/2020
Répondre à ce commentaireOui, je m'en souviens, monsieur Gayraud, mais, mais... Comme vous le constaterez vous-même en relisant la note ci-dessus, j'ai préféré la concentrer sur les tours des Inspirés en premier lieu, puis dans l'art brut, naïf et populaire, puis du côté de quelques représentations insolites comme ces tours de Pigalle que je pense vous avez appréciées à leur juste valeur, vous qui connaissez le quartier... Cela fait déjà pas mal d'illustrations et en mettre plus aurait alourdi la note plus que de raison. Ce sera pour une autre fois, pour une balade dans les rues autour de la Dame de fer, pour oublier ce confinement mortifère par exemple...
Écrit par : Le sciapode | 08/04/2020
Répondre à ce commentaireVous faites rimer "Dame de fer" et "mortifère". Bon, la rime n'est pas très académique, peu importe, elle est assez efficace. Eh bien soit, banco pour une dérive sitôt le confinement aboli!... Ce qui risque de nous mener bien tard… J'espère que nous pourrons encore marcher de tous nos pieds.
Écrit par : Régis Gayraud | 08/04/2020
Magnifiques, ces tours Eiffel en folie ! C'est par des exemples comme ceux-là qu'on mesure toute l'étendue de la créativité spontanée des artistes autodidactes. Inspirée par le même motif, chaque œuvre se présente pourtant dans sa pure singularité. L'exact opposé du multiple cher aux faiseurs certifiés de l'art marchand.
Écrit par : L'aigre de mots | 08/04/2020
Répondre à ce commentaireElle a aussi beaucoup de succès au collège, en arts plastiques. Il n'est en effet pas rare qu'un élève en place une sur son dessin même si le sujet proposé n'a à priori rien à voir avec elle. Elle apparaît sur le dessin comme un motif facilement identifiable, fédérateur. La plupart du temps, c'est plus une idée de la tour qui est dessinée, elle est rarement réaliste mais pourtant on la reconnait. C'est sa force, d'être identifiable même si elle "mal faite". Ça marche à tous les coups.
Écrit par : Darnish | 10/04/2020
Répondre à ce commentaireCher Darnish, votre commentaire me rappelle soudain un "événement" complètement oublié de mon enfance. C'était en cours "de dessin", comme on disait encore à l'époque, ce devait être en 4e ou en 3e, avec M. Brouant, vieux rapin montmartrois flegmatique en costume de velours, dont l'incarnat trahissait de quelle liqueur il s'hydratait, qui fumait la pipe et avait sur la nuque des cheveux gris bien gras qui rebiquaient. Je l'aimais beaucoup. Il nous avait donné comme devoir d'imaginer un papier peint pour une chambre. L'idée était de reproduire en plusieurs exemplaires le même motif sur une feuille de Canson en réservant des espacements réguliers. Peu importait quel sujet serait choisi. Je ne me cassai pas la nénette : je recouvris ma feuille d'un aplat jaune (qui est comme vous le savez, à la gouache, la couleur la plus difficile à conserver pure lorsqu'on utilise un pinceau douteux, mais pour une fois, comme je commençais par cette couleur, le jaune resta à peu près convenable), puis je traçai par dessus au crayon léger des traits limitant des cases, je dessinai à part sur un autre papier une tour Eiffel que je passai ensuite au papier calque, puis je reportai ma tour Eiffel dans une case sur deux. Sur quoi, je repassai les traits à l'encre noire à l'aide d'un tire-ligne, puis gommai comme je pus les traces de crayon noir, et vogue la galère!
Il est possible que je conserve encore ce travail, avec sa note qui ne dut pas être très élevée, dans un de mes cartons, car j'ai gardé quelques dessins de classe. Si je le retrouve, je le photographierai et enverrai la photo à qui de droit.
Écrit par : Régis Gayraud | 11/04/2020
C'est véritablement passionnant et cela me fait dire que vous devriez vraiment, M. Gayraud, nous fabriquer un blog pour raconter tout du long vos palpitants souvenirs d'enfance, qui auraient ainsi plus de chances de trouver un contexte adapté...
Écrit par : Le sciapode | 12/04/2020
… Palpitant? Je crois, Messire le Sciapore, cher ami, que vous vous gaussez un peu. Mais j'entends ce désir de blog. Aidez-moi, donc, à le mettre en place, car un blog que j'avais commencé via Hautetfort.com sous le nom de "Colonne sèche", n'a pas été au-delà de la première page, à cause du fait qu'il n'apparaissait jamais quand on tapait le nom sur Google. Et il me faut beaucoup d'entrain extérieur, donc de lecteurs, pour me sentir d'attaque.
Écrit par : Régis Gayraud | 12/04/2020
Répondre à ce commentaireLe Sciapore, maintenant ? Le Sciapore de l'angoisse, le Sciapore aux pommes, le Sciapore étique, que sçais-je, moi ?
Écrit par : L'aigre de mots | 13/04/2020
Il me semble, cher M. Gayraud, que vous devriez collationner vos souvenirs d'enfance, voire au-delà, en un livre dûment publié chez quelque éditeur forcément séduit par vos qualités de style, plutôt que les effeuiller sur un blog. Tenir un journal convient mieux à un blog que rédiger des mémoires.
Écrit par : L'aigre de mots | 13/04/2020
Habile, votre commentaire déplorant la brièveté de votre blog récemment entrepris et aussi vite gelé... C'est l'occasion de lui faire un peu de pub au passage.
Mais cela ne m'irrite nullement, bien sûr. Il était fort prometteur ce blog de souvenirs sur Paris.
Pour avoir des lecteurs, il faut s'acharner, mettre de nombreuses notes, signaler son existence par mails privés, inscrire dans la newsletter ceux que l'on voudrait voir le lire, lancer un bouche à oreille à partir de là, si la qualité est au rendez-vous bien sûr... Il faut travailler, bref. Après, le référencement, avec Google, je trouve que c'est devenu plus aléatoire. Beaucoup de gens vont sur Facebook et autres réseaux sociaux où il y a moins de discours et où la paresse fait merveille.
Mais trêve de conseils, on se préoccupera surtout, à la fin des fins, de suivre l'adage de Chaissac. "Elles pondent les poules sans s'occuper de savoir pour qui elles pondent."
Écrit par : Le sciapode | 14/04/2020
Je n'ai jamais vu ce curieux tableau au musée de Rennes...et pourtant j'y suis allé un paquet de fois quand j'y habitais...sans doute confiné dans les réserves...
Écrit par : Darnish | 13/04/2020
Répondre à ce commentaireIl était dans les salles d'expo permanente, en 2017, lorsque j'y suis passé en compagnie d'un certain Régis G.
Ce Devambez est un peintre qui paraît curieux et atypique. J'ai vu un autre tableau de lui récemment, reproduit sur internet. Je peux le mettre en ligne si vous voulez...
Écrit par : Le sciapode | 13/04/2020
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