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19/03/2016

40 ans de la Collection d'art brut de Lausanne, 70 ans de l'apparition de l'art brut, etc.

L'art brut de Jean dubuffet Aux origines de la  collection .jpg

L'œuvre illustrant l'affiche de l'exposition est de Joseph Dégaudé-Lambert, dessinateur inconnu du XVIIIe siècle

 

    C'est pratique les commémorations, ça permet d'avoir l'idée d'une exposition. La nouvelle, à Lausanne, qui a commencé le 4 mars, fait retour sur les origines de la Collection de l'art brut, à l'occasion des 40 ans de son ouverture au Château de Beaulieu, après la donation de Dubuffet à la ville de Lausanne. Un gros – et grand – catalogue est publié à la clé. Je n'ai pas vu l'expo, je me base donc sur ce dernier, qui est déposé ici et là en librairie à Paris (moi, je l'ai trouvé à L'Ecume des Pages, merci Marieke...).

 

Couv les origines de la collection (2).jpg

La couverture du catalogue de l'exposition "L'Art brut de Jean Dubuffet, aux origines de la Collection", au graphisme pas très original si on se réfère aux anciennes couvertures des premiers fascicules de la Collection qui utilisèrent longtemps cette écriture peinte (qui fut de plus imitée par d'autres ça et là), et avec un type de reliure (à la japonaise, cousue ,sans dos) qui fait penser à certain récent catalogue de la collection ABCD, normal, si l'on songe que Flammarion est co-éditeur des deux...

 

    C'est une sorte d'exposition rétrospective, où la Collection survole l'histoire de sa constitution. Le catalogue, éludant quelque peu les années de  tâtonnement de Dubuffet  (pourtant l'art brut a commencé de l'obséder dès la fin des années 1940, après un premier intérêt dans les années 1920 pour les dessins de nuages d'une certaine Clémentine Ripoche), et ne citant que peu les expositions du sous-sol de la galerie Drouin, puis du Foyer de l'art brut dans le pavillon prêté par les éditions Gallimard, s'étend en premier lieu sur l'évocation de la grande exposition de 1949 dans la même galerie Drouin (sans doute parce qu'elle fut la première imposante par le nombre d'œuvres ou d'ouvrages exposés), avant d'aborder  les acquisitions des décennies suivantes.

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      Les premières œuvres qui avaient été exposées en 1947-1948 (à partir de novembre-décembre 1947) avec la collaboration de Michel Tapié, et divers autres amis et adhérents des débuts de la collection (Charles Ratton, André Breton, Robert Giraud, Aline Gagnaire, Henri-Pierre Roché, entre autres) exprimaient une grande ouverture dans la recherche des œuvres relevant d'un art de l'ombre, distinct et distant vis-à-vis du "grand art". Indécis sur la direction à prendre, on prenait ce qui venait, quitte à trier plus tard sans doute. L'art naïf, l'art des enfants, l'art de certains peuples non occidentaux, pouvaient être prospectés. Dans ces deux premières années de recherche systématique – la "Compagnie d'art brut" fut fondée le 11 octobre 1948 –, on voit passer dans les locaux provisoires prêtés (?) à Dubuffet, par exemple "les Barbus Müller" (pierres de granit et basalte, venues semble-t-il d'Auvergne, créées par un (ou des) auteur(s) anonyme(s)), les sculptures de l'artiste primitiviste Krizek, les peintures illuminées de Miguel Hernandez, les silex interprétés de  Juva – alias le comte autrichien Juritzky –, les œuvres de Robert Véreux (alias Robert Forestier), de Chaissac, de l'alchimiste Maurice Baskine, les médaillons de ciment de l'aubergiste Salingardes, les masques du brocanteur bordelais Maisonneuve, des peintures "médiumniques" de Crépin, des dessins de Scottie Wilson... Certaines de ces productions vinrent des signalements donnés par les surréalistes que Dubuffet, au début de son entreprise de rassemblement d'un art inventif et sauvage incognito, tentait de rallier à sa cause, jusqu'à ce que ce compagnonnage vole en éclats, Breton trouvant en 1951 Dubuffet dictatorial, tandis que ce dernier accusait les adhérents de la première heure de n'avoir pas fait grand chose pour l'aider (voir la correspondance de Jean Dubuffet  publiée dans Prospectus et tous écrits suivants chez Gallimard)...

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Projet de composition de l'Almanach de l'art brut, tel qu'il figure dans une lettre de Dubuffet à André Breton publiée sur le site web consacré à André Breton

     Mais que le catalogue et l'exposition ne s'attardent pas outre mesure sur ces deux années de tâtonnement, c'est sans doute parce que, comme l'annonce une note fort furtive en marge d'une contribution de Sarah Lombardi, actuelle directrice de la Collection lausannoise (p.19), un projet d'édition va enfin voir le jour concernant l'Almanach de l'Art Brut, qui permettra peut-être d'en parler plus largement. Ce serait prévu pour novembre 2016 (dans une édition critique établie par Baptiste Brun et Sarah Lombardi, et réalisée par la collection de l'Art Brut en collaboration avec 5 Continents et l'ISEA ). Ce qui sera, du point de vue des amateurs obsédés par l'art brut et son histoire, un événement puisqu'on attend son exhumation depuis 70 ans, l'édition n'ayant pu se faire en 1948. On se reportera  à l'ouvrage l'Art brut de  Lucienne Peiry (Flammarion, 1997, voir p.303) pour en savoir un peu plus sur cet almanach, laissé à l'état de manuscrit dans les archives de la Collection, et qui rassemblait au même sommaire, excusez du peu: André Breton, Benjamin Péret (sur Robert Tatin, et ce, dès 1948, texte inédit, jamais publié dans ses œuvres complètes), Jean Dubuffet, Gaston Chaissac, Walter Morgenthaler, Michel Tapié, E.L.T. Mesens (par qui était "arrivé" Scottie Wilson...), Lise Deharme (voir son texte sur Alphonse Benquet sur ce même blog, où je l'ai édité virtuellement en première mondiale grâce à l'obligeance de Lucienne Peiry...), Jacqueline Forel, Eugène Pittard, Charles Ladame, etc. Cet almanach, dont l'idée de la forme revenait peut-être à Breton, qui en réalisa un autre en 1950,  centré sur le surréalisme (l'Almanach surréaliste du demi-siècle), est probablement imprégné de cet esprit de non dogmatisme et d'ouverture qui régnait dans ces années pionnières. Dubuffet se raidira dans les décennies suivantes, déniant aux Naïfs et aux créateurs trop liés à une culture populaire repérable, l'inventivité surgie de nulle part dont il rêvait, à la fois dans sa propre œuvre et dans celle des autres. Le fait que l'on reconnaisse aujourd'hui qu'il y a toujours de la culture, savante ou populaire, dans le soubassement des gestes créatifs, y compris parmi ceux qui sont les plus cachés et les plus refoulés, doit impliquer que l'on puisse réévaluer certains marginaux naïfs ou populaires, du type de ceux que l'on vit émerger dans les débuts de la collection de Dubuffet, comme par exemple ce Joseph Dégaudé-Lambert, dont les huit gouaches du XVIIIe siècle conservées à Lausanne (précision apportée par le catalogue de l'expo actuelle), furent reversées par Dubuffet à partir du début des années 1960 dans sa collection "annexe" (consacrée aux cas-limites de l'art brut et de l'art culturel...). Chaque fois que l'on voit en réapparaître une dans les publications de la Collection de l'art brut¹, on reste sidéré... Voilà encore un créateur énigmatique de premier ordre sur lequel on aimerait recueillir davantage d'informations.

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Salingardes (à gauche) et broderie de Marguerite Sirvins (à droite), pages du catalogue L'Art Brut de Jean Dubuffet, aux origines de la collection, ph. Bruno Montpied

      Le catalogue de l'exposition, en contraste avec sa couverture grise ascétique, est d'une richesse iconographique remarquable, reflétant sans doute bien celle de l'exposition elle-même. J'ai mes favoris parmi tous ces créateurs, dont certains surgissent des réserves de la collection pour la première fois (ou peu s'en faut), comme cette écorce de bouleau de Pierre Giraud qui vaut bien mieux que ses dessins je dois dire.

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Pierre Giraud, sans titre, 1947, écorce de bouleau sculptée

      Je ne résiste pas aussi au plaisir d'énumérer, parmi les créateurs exposés en 1949 chez Drouin,  ceux qui me touchent plus particulièrement: Aloïse, Antinéa, Benjamin Arneval, Julie Bar, Georges Berthomier (un naïf fruste), Maurice Charriau (une copie conforme de Chaissac : il me semble me souvenir qu'il s'agissait d'un adolescent que ce dernier poussa à dessiner), Crépin, Joseph Heuer, Juliette Elisa Bataille, Juva, Hernandez, Maisonneuve, Parguey, Clotilde Patard (là aussi une naïve fruste comme on les aime), Raymond Oui, Salingardes, Marguerite Sirvins, Berthe Urasco, Wölfli, Albino Braz, Somuk (un Mélanésien), Gottfried Aeschlimann,  Jaime Saguer, et toutes sortes d'anonymes... Les acquisitions qui eurent lieu les décennies suivantes ont bien entendu apporté d'autres merveilles.

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Somuk, illustration pour un conte recueilli par Patrick O'Reilly, dans le catalogue Art mélanésien, Nouvelles éditions latines, Paris, 1951

     Le catalogue laisse aussi la parole aux deux précédents directeurs de la Collection, Michel Thévoz et Lucienne Peiry. Thévoz notamment rétablit une information importante concernant l'hypothèse qui a couru chez maints exégètes et chroniqueurs de l'art brut selon laquelle l'Etat français aurait refusé la donation de la collection au moment où, après 1967 et l'exposition du Musée des arts décoratifs, Dubuffet commençait à  songer à la possibilité de créer un "Institut de l'art brut". En réalité, le ministre de la culture de l'époque, Michel Guy, avait soutenu l'idée d'une donation au Centre Georges Pompidou, et c'est Dubuffet qui n'en avait pas voulu. Ce dernier, se tournant vers Lausanne et la Suisse, crut même à un moment que sa collection ne pourrait franchir la douane, Michel Guy menaçant de ne pas la laisser sortir de France. Michel Thévoz, dans cette même interview, reste cependant évasif sur la méthode employée par le peintre français pour permettre à sa collection de franchir finalement la frontière.

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Ni Tanjung, telle qu'elle figure dans une courte vidéo de Petra Simkova réalisée en février 2016 ; elle exécute ici une danse traditionnelle dans le minuscule local où elle survit tant bien que mal, entourée de ses dessins réalisés en silhouettes accrochées à des fibres de bambou

    Le catalogue comprend également un autre entretien, avec Lucienne Peiry cette fois qui revient sur l'ouverture qu'elle pratiqua dans les acquisitions de la collection en direction des autres continents à partir de 2001, ouverture qui fut stoppée net par le syndic de la ville de Lausanne en 2011, Daniel Brélaz, au motif que devant la concurrence des autres musées et collections s'ouvrant à travers le monde, il fallait désormais se concentrer sur les acquis, afin de préserver l'identité de l'art brut en somme, faire des économies, et faire machine arrière par rapport à l'extension indéfinie des acquisitions à l'international. C'était là, de la part du syndic , une déplaisante attitude à mon humble avis, entachée d'un esprit de macération dans le cercle étroit de ses habitudes. Grâce à Lucienne Peiry, la collection nous avait fait connaître, entre autres, et sans préjuger de découvertes continuées parallèlement  en Europe et en Suisse (voir l'expo L'art brut à Fribourg), de grands créateurs lointains, comme la Chinoise Guo Fengyi,  le Ghanéen Ataa Oko ou la Balinaise Ni Tanjung. sur laquelle je reviendrai bientôt. "La puissance et la dissidence de l'Art Brut ne sont donc pas dépendantes des frontières géographiques", affirme ainsi Lucienne Peiry dans l'entretien avec Sarah Lombardi. Le récent livre de Remy Ricordeau, Visionnaires de Taïwan, paru en 2015 à l'égide de la collection La Petite Brute aux éditions de l'Insomniaque, révélant plusieurs environnements bruts inédits dans l'ancienne île de Formose, n'est pas là, par exemple, pour contredire cette puissante affirmation...

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¹ Une autre reproduction de gouache est à découvrir dans le catalogue de la Neuve Invention que la collection fit paraître en 1988 (catalogue qui mériterait du reste d'être réédité, et augmenté).

    

03/11/2007

Au banquet du bel art naïf, Alphonse Benquet

   On s'impatiente du côté d'une des deux branches de la famille Rassat (les descendants d'Alphonse Benquet), j'ai l'impression. On s'étonne qu'on n'ait pas entendu parler d'André Breton dans la famille. Il y a  des raisons à cela.

    Et pourtant... Il y eut un lien, par delà la mort de Benquet, un lien si fort que c'est un peu grâce à lui qu'on a envie aujourd'hui d'en apprendre davantage sur Alphonse, le "peintre-sculpteur" comme il aimait signer ses peintures (et ce d'autant que ces peintures sont fort attachantes). Un lien comme il en existe entre collectionneurs et artistes qui ne se connaissent pas mais se tendent cependant la main par-dessus l'espace et le temps.

   En effet, la vente de l'Atelier André Breton en 2005 à Drouot a fait resurgir trois peintures de notre homme, intitulées respectivement "Groupe d'enfants, place Gambetta à Tartas (Landes)", "Dans les Landes, concert dans la forêt" et "Facteur dans la grande lande". Tartas, c'est le bourg où vivait Alphonse Benquet.

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P.45 du catalogue de la vente chez Calmels-Cohen de la collection d'André Breton (2005), les trois tableaux de Benquet en vente

   J'avais déjà été intrigué dans le passé par ces peintures, mais où?... Et j'ai retrouvé des notes que j'avais prises, histoire de me souvenir, car le catalogue n'avait pas daigné nous en apprendre davantage sur lui, lors d'une exposition sur l'art naïf à la Halle Saint-Pierre, où étaient montrés des Benquet (deux peintures: une sans titre, ayant un rapport avec le thème de l'Angélus de Millet, tandis que l'autre était "Dans les Landes, concert dans la forêt", même titre que le tableau provenant de la collection Breton). L'exposition s'appelait "Peintres naïfs français, 1886-1960, de Rousseau à Demonchy" et était organisée à la Halle en 1994-1995 dans le cadre du musée Max Fourny qui, pour une fois, avait décidé de montrer de l'art naïf de qualité... Ces deux oeuvres, comme on peut l'apprendre en farfouillant sur internet sur la base Joconde ou à l'agence photo de la réunion des Musées Nationaux (voir tout en bas de cette note), sont conservées au musée de Grenoble (apparemment en plus d'une troisième intitulée "Naufrage"; cependant la notice de la base Joconde indique que "Dans les Landes, concert dans la forêt" aurait été acquise en 1981... Ce qui précise que cela ne peut pas être le même tableau que celui de la collection Breton vendu à Drouot en 2005, mais probablement une version alternative sur un même thème...).

   L'expo de la Halle Saint-Pierre indiquait comme date de naissance pour Alphonse Benquet 1857 et comme date de décés 1933, info puisée dans les bases de documentation du ministère de la culture (on la retrouve dans la base Joconde).

   1933... Une date fatidique.b126f25c5c4ebc9460b7dadbdc7590f3.jpg Breton descend chez  l'écrivain Lise Deharme (dont Breton était amoureux sans être payé de retour), à Montfort-en-Chalosse, dans les Landes, en même temps que Paul  et Nusch Eluard, Man Ray, en août 1935... Donc, Benquet est déjà mort, à 75 ans. Comment sais-je si c'est durant ce séjour que Breton acquit des peintures de Benquet -de même qu'Eluard, qui apparemment comme Breton s'en procura trois, mais les revendit dès 1938...- ? On ne le sait pas avec certitude. Mais on le devine (JE le devine...): en faisant un saut dans le temps, dans les années qui suivent la deuxième guerre mondiale (fruit de cette fatidique année 1933), au moment des débuts de l'Art Brut qu'invente alors Dubuffet, sans l'avoir encore trop cerné (période de l'Art Brut peut-être la plus riche et la plus libre), vers 1948... Dubuffet demande à Breton de l'aide, des relations, des créateurs qu'il pourrait intégrer à la collection qui commence à naître. Il a le projet avec Breton d'un Almanach de l'art brut, il bâtit un sommaire, des collaborations diverses et prestigieuses (Paulhan... Benjamin Péret sur Robert Tatin déjà...) paraissent acquises, Breton a promis des textes. Dubuffet lui demande au détour d'une lettre (consultable sur le site internet passionnant de l'Atelier André Breton), comme subrepticement: "Voyez-vous quelqu'un qui pourrait faire un article sur Benquet?"... Qui lui a parlé de ce dernier, si ce n'est Breton lui-même, se dit-on, comme il le fit avec Maisonneuve ou Scottie Wilson, Baya ou Hector Hippolyte? Breton propose probablement en réponse à la lettre de Dubuffet Lise Deharme qui se fend effectivement d'un texte. Malheureusement, le projet d'Almanach capote, en dépit du fait que le manuscrit était bouclé (pour des "raisons financières", selon Lucienne Peiry dans son livre sur L'Art Brut). Il dort aujourd'hui dans les archives de la collection de l'Art Brut à Lausanne. Une oeuvre de Benquet, appartenant à Breton, (Groupe d'enfants, place Gambetta à Tartas), est cependant exposée en 1949 à la Galerie René Drouin dans l'expo légendaire L'art brut préféré aux arts culturels (expo citée dans le catalogue de la vente de l'atelier d'André Breton chez Calmels-Cohen).

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Tartas est à l'ouest de Mont-de-Marsan, Montfort-en-Chalosse est juste en dessous...

    Voyant le nom de Lise Deharme au sommaire (publié ici et là) de cet Almanach, avec le nom du créateur sur qui elle écrivait, le fameux Benquet, mon sang ne fit qu'un tour, je comprenais à présent où et quand Breton, et Eluard, étaient sans doute tombés sur Benquet. J'écrivis à Lucienne Peiry pour demander la communication du texte (en 2003). Ce qu'elle accepta avec la meilleure des grâces (je la remercie ici une fois de plus). A la lecture de ce texte, consacré bizarrement à "J.D." Benquet (sans doute une erreur de mémoire), on se rapproche sans conteste au plus près du Benquet vivant... Voici le texte de Lise Deharme (que je suis autorisé à publier dans son intégralité par Lucienne Peiry) :

"  J.-D. BENQUET

   Il me souvient d'être entrée un jour, il y a de cela très longtemps, chez Séraphine Louis, à Senlis, sur l'appel d'un écriteau qui vous interdisait l'accès de sa demeure. Une veilleuse brûlait devant la photographie-icône de sa maîtresse défunte -car elle avait été servante.

   Rien de tel chez Benquet.

   C'était un orgueilleux petit septuagénaire à barbiche blanche, propriétaire d'une grande quincaillerie dans un village des Landes -exactement à Tartas.

   Absolument incompris à l'époque où nous nous rendîmes chez lui pour la première fois, il nous vendit avec tristesse un pot à lait. Comme nous l'interrogions, Paul DEHARME et moi, sur l'adresse d'un peintre présumé innocent et qui, en fait, s'était rendu coupable d'affreuses toiles, sa barbiche blanche se dressa de colère et il nous dit:

-Moi, je suis un peintre; comme Rembrandt.

   Il nous mena dans un immense grenier où il avait coutume de travailler. Il y avait là de belles armoires de chêne qu'il sculptait au couteau et d'où l'on voyait sortir en relief les têtes de ses parents -j'en possède une. Il y avait des toiles, pour la plupart inspirées de cartes postales, qui allaient de l'"Angélus" de Millet à un Panamorama [sic] de l'Exposition Universelle de 1900, en passant par des scènes régionales landaises: échassiers, boeufs à l'étable, la maison de St Vincent de Paul. Il y avait aussi des panneaux de bois sculptés, fort beaux, représentant, l'un Victor Hugo, l'autre un empereur romain, ou son grand-père, dont la longue barbe était traitée d'une manière extraordinaire. Dans l'ensemble, une quantité de toiles, presque toutes dans des cadres sculptés par lui. Nous remarquâmes également une certaine roue ovale, chef d'oeuvre de compagnon, qui fut achetée un peu plus tard par André BRETON.

   J.-D.BENQUET, né à Tartas le 23 septembre 1857, mort dans cette même ville en 1933, se mit à peindre vers l'âge de soixante ans. Charron de son métier, il avait quitté le pays natal à seize ans pour faire son Tour de France, en portant sur son dos ses outils dans un sac, ne mangeant pas tous les jours à sa faim. Puis, un an de service militaire à Bordeaux, et quatre ans d'Afrique. C'est là qu'il sculpta une grosse canne, que nous avons vue encore récemment, ornée d'une fort belle main aux doigts repliés, et de signes mystérieux probablement inspirés des Arabes.

   Revenu à Tartas, il achète une mule et s'en va de marché en marché, vendant des produits de toutes sortes. A force de travail il put enfin acheter sa quincaillerie.

   Il vécut là des années, pêchant, chassant, guettant l'arrivée des palombes dans de petites huttes construites près de la cime des arbres, tout en jouant de la guitare.

   En 1928-1929, quelques touristes anglais s'étant intéressés à sa peinture, il reprit la grande route, avec une poussette sur laquelle ses toiles étaient accrochées ; il se rendit ainsi à HOSSEGOR, s'installa sur la place, et réussit à vendre quelques tableaux. Puis il partit pour Paris, plaça son éventaire sur le pont de l'Alma, et ne vendit rien.

   Ainsi vécut BENQUET, vieil homme en béret basque et veston de satinette noire, qui croyait à son étoile et eût été heureux, mais certes pas surpris de se voir aujourd'hui à l'honneur.

    Lise DEHARME "

("J.-D.Benquet", par Lise Deharme, texte inédit prévu pour le numéro de juin 1948 de l'"Almanach de l'Art Brut", archives de la Collection de l'Art Brut de Lausanne).

    Donc, on comprend à présent qui "découvrit" véritablement en premier Alphonse Benquet. André Breton a dû trouver logique d'adresser Dubuffet à la personne qui avait le plus approché Benquet de son vivant, Lise Deharme. Bien sûr, il faudrait chercher des nouvelles des descendants de cette dernière, ce qui s'annonce plus difficile d'après mes premiers sondages. Mais peut-être vont-ils aussi sur internet comme Mme Jocelyne Rassat et M.Dominique Rassat qui sont entrés en contact avec moi suite à ma note sur la roue ovale dans "Un doux penchant"... Et qui sont distincts de l'autre monsieur Rassat (Jacques) qui a laissé un commentaire récent sur ce blog (ça fait donc deux arrière-petits-fils si je compte bien)...

     La roue ovale -et c'est une preuve de plus- Lise Deharme, comme Jacques Brunius dans son film Violons d'Ingres (1939 ; dans ce film précieux à plus d'un titre figurent aussi des images de peintures de Benquet, ainsi qu'un portrait photographique de Benquet coiffé d'un bérèt basque), Lise Deharme donc signale elle aussi qu'elle fut achetée par Breton et qu'elle est bien d'Alphonse Benquet (j'ai récemment écrit à L'Atelier d'André Breton, le site, pour leur demander de modifier en plus précis la légende apposée sur l'image du Mur de l'atelier Breton du Musée National d'Art Moderne à Beaubourg). Cette petite roue est  un chef d'oeuvre -cocasse!- de compagnon, là-dessus Gilles Ehrmann ne s'était pas trompé.

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Légende parue dans le livre de photographies faites vers 1966 par Gilles Ehrmann dans l'atelier d'André Breton, extraite (et agrandie) du livre 42, rue Fontaine, Adam Biro éditeur

    Peut-être fut-elle créée durant la jeunesse de son auteur, à la suite de son Tour de France. La date de 1878 donnée par Ehrmann est basée sur la date qui était inscrite sur la roue elle-même (on la voit dans le film lorsqu'elle tourne, projetée dans un champ). Benquet était donc un ancien charron, devenu ensuite quincailler (Brunius dans son film le signale quincailler dès "1875"). Il s'était peut-être mis à peindre et à sculpter à l'âge de la retraite (comme tant d'autres du continent des bruts et des populaires), si l'on suit l'âge de soixante ans fourni par Lise Deharme. On peut déduire que c'est plutôt vers  les années 1910 qu'il a dû commencer à créer des oeuvres d'art (et non pas vers 1875 comme c'est signalé dans certaines notices) et ce durant une quinzaine d'années jusqu'en 1933. Cela est confirmé par la date apposée sous un buste sculpté par lui, autoportrait qui est toujours conservé dans sa famille: 1919 (voir ci-dessous). Lise Deharme signale aussi qu'à la fin des années 20, il chercha à vendre ses peintures sur les marchés.

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Cet autoportrait d'Alphonse Benquet est inédit. Il appartient à la collection de Mme et M.Rassat
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"A.Benquet. Né en 1857. Sculpté par lui-même en 1919" (inscription sur le socle de l'autoportrait)

     Mme et M.Rassat m'ont appris qu'avait été montée une exposition Benquet à la Galerie Jeanne Bucher en  juin 1937. Animula Vagula a eu l'extrême amabilité de nous envoyer le fac-simile virtuel du carton d'invitation de l'exposition, imprimé en caractères manuscrits, document fort rare dont nous la remercions bien évidemment. Cependant, sur le site de la célèbre galerie, toujours en activité comme on sait, pouvait déjà se lire le texte de ce carton, mis en ligne depuis je ne sais quand...

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Carton d'invitation à l'exposition Benquet à la Galerie Jeanne Bucher, 1937 (j'ajouterai pour me moquer quelque peu de l'auteur ancien de ces lignes: Benquet se crut un grand peintre... et, "quelque part", il avait raison!)

    J'avais retrouvé de mon côté des traces de la préparation de cette exposition dans la correspondance qu'échangea Paul Eluard avec Gala Eluard (Paul Eluard, Lettres à Gala, 1924-1948, édition établie par Pierre Dreyfus, éd.Gallimard, 1984). Le poète écrit à son ex-dulcinée (elle est alors avec Dali) en avril 1937: "J'attends Mme Bucher qui veut me voir pour exposer Benquet. Peut-être pourrais-je en vendre, ce qui serait excellent" (p.277). Cette lettre avait été précédée d'une autre, écrite dans les premiers jours de septembre 1935 de retour de chez Lise Deharme à Montfort-en-Chalosse, après le séjour commun avec Breton et Man Ray, lettre où Eluard annonçait: "Dans le Midi, j'ai acheté des tableaux d'un peintre naïf de grande valeur, mort. Je vous ferai cadeau de l'un d'eux: L'angelus de Millet" (p.258). Comme dit Pierre Dreyfus qui a établi l'édition de cette correspondance, on sait l'importance de ce thème de l'Angélus traité par Millet sur quelqu'un comme Dali, et il est étonnant d'apprendre la contribution de l'obscur quincailler-charron-peintre-sculpteur Benquet à la paranoïa-critique de Salvador Dali!  A signaler au passage que Pierre Dreyfus dans une autre de ses notes donne des renseignements inexacts sur la date de naissance de Benquet puisqu'il la situe en 1861. Mais en même temps, il nous apprend qu'Eluard ne vendit apparemment pas ses tableaux à l'expo de Jeanne Bucher, mais un an plus tard, à Roland Penrose. Trois peintures de Benquet parmi tant d'autres d'auteurs à l'époque plus prestigieux partirent ainsi en Grande-Bretagne: leurs titres figurent dans le livre de Jean-Charles Gateau , Paul Eluard et la peinture surréaliste, Droz, 1982. Il s'agit de Le berger (peut-être le même qu'un autre tableau, montré à l'exposition du Centre Georges Pompidou sur Paul Eluard et ses amis peintres en 1982, mais qui était titré Dans les Landes, bergers tricotant et filant au rouet ; il est mentionné dans le catalogue de l'exposition), d'un "Portrait de Gambetta" et d'un "Paysage"... Une partie de la collection Penrose paraît avoir migré au musée d'Edimbourg à présent en Ecosse... A suivre...

    Si Eluard a acquis des oeuvres de Benquet durant son séjour chez Lise Deharme, il paraît évident que c'est à cette occasion que Breton en acquit parallèlement, en même temps que la roue ovale... Non? L'édition de la correspondance de Breton (En 2016? Faut encore pas mal attendre...) nous l'apprendra sans doute de façon définitive. Mais Le Poignard Subtil sur ce point aura fait gagner quelques années d'avance aux amateurs...!

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   Enfin, je signale pour clore provisoirement cette note-fleuve (y a-t-il encore du monde qui me suit?), qu'il existe un "Intérieur landais" dans les collections du défunt musée des ATP, rebaptisé MuCEM, et en cours de déménagement et transfert à Marseille pour être relogé dans un nouveau bâtiment dont on se demande s'il va voir enfin le jour (ce qui est préoccupant, étant donné l'importance et la richesse des collections artistiques et ethnologiques du musée national des Arts et Traditions Populaires). On peut en voir une reproduction sur ce lien.

   A suivre, certainement... 

 

09/09/2007

Un doux penchant

     Je suis tombé en arrêt l'année dernière en compagnie de cicerones habitant le Poitou devant le panneau ci-dessous au contenu latent surréaliste (je crois employer ici le terme adéquatement,  autrement que dans son sens galvaudé par les journalistes).

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(Photo Bruno Montpied, 2006)

    Sans doute un parent de ces menuisiers mexicains adeptes du penché (et non pas seulement des planchers) dont parle Breton je ne sais plus où, ou bien de ce compagnon charron auteur de la roue ovale que l'on voit dans le film de Jacques Brunius, Violons d'Ingres, qui se trouve être la même -ce que les conservateurs du Musée d'Art Moderne au Centre Beaubourg à Paris, ainsi que les experts de Calmels-Cohen, n'ont toujours pas identifié- que celle que l'on découvre dans le morceau d'atelier d'André Breton exposé à Beaubourg, débité en tranches, une bonne part de sa magie envolée de se retrouver ainsi vitrifiée... Le film de Brunius permet en outre d'identifier de façon claire l'auteur de cette roue: Alphonse Benquet, aussi peintre naïf de grand talent, dont Breton, comme Eluard, possédait quelques tableaux (acquis sans doute à l'époque où ils séjournaient chez Lise Deharme, dans les années 30, dans les Landes).

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(La roue ovale d'Alphonse Benquet, extrait d'une photo de Gilles Ehrmann publiée dans 42, rue Fontaine, recueil de photos parues chez Adam Biro en 2003)