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14/01/2022

La cabane d'Antoine Rabany retrouve son charme d'antan...

       Sur ce blog, je donne régulièrement des nouvelles de mes recherches et de leurs résultats à propos du jardin de sculptures d'Antoine Rabany à Chambon-sur-Lac (Puy-de-Dôme) que j'avais initiés en avril 2018 sur ce blog (et aussi, au préalable, dans mon livre Le Gazouillis des éléphants, à l'automne 2017). Pour cela, il faut me suivre aussi du côté des éditions sur papier. J'ai publié en effet divers résumés et éléments nouveaux dans Viridis Candela (la revue du Collège de 'Pataphysique), OOA (revue sicilienne), Raw Vision, et enfin dans le catalogue de l'exposition sur les Barbus Müller en 2020 au Musée Barbier-Mueller qui faisait état de nouveaux éléments concernant ce travail d'élucidation consacré aux origines des sculptures en lave appelées en 1946 par Dubuffet "Barbus Müller".

Jardin Rabany (tirage papier) vue droite des cl-v (2).jpg

Vue du jardin d'Antoine Rabany, tirage papier d'après un cliché-verre, années 1900, provenance archives du photographe Goldner ; coll. Bruno Montpied ; le chaume qui couvrait la cabane carrée fut remplacé par la suite par des ardoises.

 

      Après avoir découvert, en particulier, qu'il restait une sculpture incrustée dans les murs de l'ancienne maison d'Antoine Rabany dans le bourg, j'étais allé rencontrer le propriétaire de la maison pour lui apprendre l'origine de cette sculpture. C'était risqué... Il aurait pu s'affoler du prix atteint par les Barbus Müller sur le marché de l'art brut. Au lieu de cela, il eut la réaction d'un homme qui comprenait qu'il y avait là une trace précieuse d'un patrimoine oublié de Chambon, par sa rareté sur place, les autres sculptures de Rabany étant parties depuis le début du XXe siècle dans toutes les directions grâce, ou à cause, des différents antiquaires et marchands à qui Rabany avait vendu, en bon Auvergnat qu'il était, sa production (ce qui le distingue des créateurs d'environnements spontanés français qui vendent rarement leurs oeuvres en plein air, contrairement aux patenteux québécois qui s'installaient des échoppes en lisière de leurs environnements, dans les années 1970). Justement, une nouvelle équipe municipale, arrivée au pouvoir  l'année suivante, se montrait favorable à une revitalisation de la communication autour de ces questions de patrimoine à Chambon-sur-Lac. Quelques vedettes de l'histoire de l'art avaient fréquenté Chambon-sur-Lac, comme par exemple Marc Chagall dans les années 1920 (il a loupé les statues de Rabany de peu, ce dernier étant mort en 1919, et son jardin étant probablement déjà vidé à cette date (à voir?))... Pourquoi ne pas faire valoir ces visiteurs historiques auprès des amateurs de tourisme culturel, se dirent les nouveaux édiles. Du coup, l'histoire d'Antoine Rabany, sculpteur des "Barbus Müller" à l'origine de l'art brut en 1945, les intéressa immédiatement. Au point de vouloir valoriser l'ancien site de stockage des sculptures (et peut-être aussi de production: le jardin servait peut-être d'atelier d'été à Rabany?).

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Nouvel état de la cabane d'Antoine Rabany, en 2021 ; il y a eu aussi un déblaiement de la terre autour de l'édifice, afin de restituer sa véritable hauteur du temps de Rabany ; il y  a eu aussi fouille dans les amas de pierres situés aux alentour de la cabane pour retrouver des fragments de sculpture abandonnés là par le sculpteur.

Vestige d'une pile ou socle de Barbu ptêt (2).jpg

Vestige avec des cannelures ou stries, peut-être un fragment de sculpture, que j'avais photographié en mars 2018, lors de ma première visite du site en compagnie de mon camarade Régis Gayraud ; j'avais eu donc la même idée que  l'équipe municipale (à venir à cette époque), retrouver des vestiges, des traces sur place, dans l'espoir de restituer au maximum ce qui pouvait rester sur place du passage du sculpteur des "Barbus Müller" ; ph B.M.

 

       J'ai rencontré à l'automne dernier, dans le cadre d'un projet en cours, dont je parlerai plus tard dans l'année, cette dynamique équipe municipale réunie autour de son maire, Emmanuel Labasse. Et j'ai découvert les travaux qu'ils avaient choisi d'entreprendre, comme la remise en chaume du toit de la cabane de l'ex-jardin d'Antoine Rabany, que la municipalité a racheté dans l'idée d'en faire un lieu de mémoire lié à ce sculpteur longtemps oublié de ses concitoyens. On voit ci-dessus le résultat dont le maire vient de m'envoyer la photo. C'est évidemment très neuf, et donc un peu trop raide, mais avec le temps, tout cela s'assouplira et prendra une inévitable patine.

25/02/2020

Exposition des "Barbus Müller" avec leur auteur démasqué, à Genève...

     Les lecteurs attentifs de ce blog se souviendront sûrement que j'ai raconté sur ce blog même, en avril 2018, par le menu, la chronologie de mes découvertes concernant l'identité de l'auteur d'une partie du corpus de sculptures sur pierre volcanique, dites des "Barbus Müller" (sobriquet inventé par Jean Dubuffet, en 1945, au début de sa collection d'Art Brut). Je l'avais, il est vrai, déjà esquissée dans mon livre Le Gazouillis des éléphants, paru à l'automne 2017, où j'ai publié deux paires de clichés sur verre inédits qui montraient un jardin semé de statues qui ressemblaient furieusement à ces fameux "Barbus Müller".

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Vue de détail d'un des clichés-verre, pris à la belle saison par un photographe inconnu, et ayant appartenu aux archives du photographe Goldner.

 

    On peut toujours se reporter à mes notes en allant sur ce lien (on y tombe sur le premier "chapitre" qui, à la fin, envoie par un autre lien vers le second chapitre qui lui-même, à la fin, envoie vers le troisième chapitre, qui etc., et ainsi de suite jusqu'au sixième). Je ne sais trop pourquoi, Google paraît avoir refusé de les indexer, en dépit de leur nombre conséquent pourtant. Me doutant que ma découverte ne serait pas suffisamment validée, si je me contentais de la publier sur internet, je fis en sorte de trouver des publications sur papier pour en donner au moins une version condensée. Viridis Candela, la revue des Pataphysiciens, et la revue sicilienne Osservatorio Outsider Art, successivement, me permirent de réaliser ce projet.

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Première page de la revue OOA n°16, automne 2018, "L'origine des Barbus Müller: du mythe du faussaire au mythe de l'art brut".

 

    Il fallait aller plus loin. Notamment pour donner des informations nouvelles glanées depuis dans une recherche qui promet de toute manière des prolongements (notamment, on peut espérer voir resurgir des "Barbus" du fond des collections ou des brocantes où ils végètent, sans être clairement identifiés comme faisant partie du même corpus). C'est donc au Musée Barbier-Mueller, à Genève, lieu historique qui possède, au milieu des ses collections d'"arts lointains" onze "Barbus Müller", qu'est revenue l'idée de monter une exposition qui rassemble une vingtaine de sculptures, grâce à des prêts de collections extérieures en plus de leurs propres pièces. A côté de ces Barbus, seront proposées des œuvres d'arts lointains qui permettront au public d'établir  des comparaisons.

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Couverture du catalogue de l'exposition prochaine sur les Barbus Müller, à paraître le 3 mars 2020.

 

     C'est que ces sculptures – la plupart du temps des têtes – du fait qu'elles furent longtemps privées d'auteur, et parce que leur aspect puissamment stylisé les apparentait dans quelques cas à des fétiches, étaient souvent raccordées à des sources hétéroclites, parfois complètement aventurées, surtout si l'on n'était pas trop regardant sur leur caractéristiques stylistiques pourtant marquées. Le corpus – que j'ai évalué à 43 pièces toutes associables les unes aux autres de façon à peu près cohérente et unifiée –, s'est bâti à partir de plusieurs collections les ayant fait reproduire,  après la labellisation "Barbus Müller" par Dubuffet (d'après les collections de Charles Ratton, de Henri-Pierre Roché, du sculpteur Saint-Paul, de Joseph Müller, ou de Félix Stassart, datant toutes des années 1930 à 1950), grâce à des attributions auto-décrétées par les collectionneurs et les experts de ventes publiques sur la foi de témoignages et surtout de ressemblances formelles, de caractéristiques stylistiques, et de matériaux communs (la pierre volcanique).

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Illustration tirée de "Adieu ma petite collection", souvenirs de Henri-Pierre Roché parus dans l'Œil n°51 en 1959 ; la statue de gauche a été ensuite acquise par le Musée Barbier-Mueller et donc incorporée à la série des Barbus Müller de façon intuitive...

 

      Il n'y avait eu, jusqu'à mes découvertes d'un auteur unique d'origine auvergnate, installé à Chambon-sur-Lac (Puy-de-Dôme), nommé Antoine Rabany, dit "le Zouave", aucune tentative de traçabilité rigoureuse de ces sculptures. Les deux paires de clichés sur verre publiées dans le Gazouillis des éléphants me permirent de remonter, depuis les Barbus inventés par Dubuffet en 1945, plus tôt, à savoir jusqu'en 1908, date du plus ancien témoignage sur le lieu de production et sur son auteur. Et de là, de démontrer que ces sculptures partirent très tôt se disperser au gré des antiquaires qui en achetaient.

    Lorsqu'il est dit que l'écrivain et critique d'art Henri-Pierre Roché (dans un numéro du magazine L'Œil de 1959, année de la mort de Roché, né en 1879)  put acquérir,"alors qu'il était tout jeune", une de ses trois  sculptures – qu'il qualifie de "bourguignonne", et qui fut ensuite jointe par Dubuffet aux Barbus Müller –, on nous donne une clé pour reconnaître que l'histoire de ces sculptures étonnantes ne commence pas avec Charles Ratton et Joseph Müller, qui, de leur côté, les avaient acquises en 1939 auprès d'une antiquaire parisienne, Mme Vignier.

 

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Henri-Pierre Roché, portrait multiple ; © Philippe Migeat - Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP
© droits réservés.

 

     "Tout  jeune", est-ce une exagération...? En 59, Roché avait 80 ans. Faut-il imaginer qu'il acquit – à Semur-en-Auxois, nous dit la légende de la photo – cette sculpture dans les années 1920, voire avant, et donc peut-être alors que leur sculpteur était encore vivant ? Antoine Rabany dit le Zouave, l'auteur identifié par moi, avec l'aide de Régis Gayraud, est en effet mort, je l'ai déjà dit, en 1919. Ses pierres taillées en forme de têtes variées partirent très tôt de son jardin, puisque le témoignage que je donne en entier dans  le catalogue de la nouvelle exposition du musée Barbier Mueller, signale que, dès cette année 1908, des sculptures se retrouvaient déjà à Evreux chez un antiquaire... Henri-Pierre Roché aurait donc pu, peut-être, au cours d'un voyage en Auvergne, rencontrer Rabany sur son lieu de production, au lieu de tomber sur sa statue à deux personnages (une mère et son enfant selon moi, plutôt qu'un "diable lui parlant à l'oreille") dans la localité de Semur-en- Auxois. Mais le destin en décida autrement...

 

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     A l'occasion de cette exposition, qui est prévue pour durer du 4 mars au 27 septembre 2020, un catalogue est publié donc, comprenant la réédition du fascicule 1 de l'Art Brut, consacré entièrement aux Barbus Müller, édité et non diffusé en 1947 par Gallimard, puis réédité une seconde fois en 1979, déjà par le même Musée Barbier-Mueller, avec un texte inédit de Jean-Paul Barbier-Mueller. Dans le catalogue proprement dit, on trouvera également trois contributions, de Baptiste Brun, de Sarah Lombardi et donc de votre serviteur, Bruno Montpied. Divers documents nouveaux et inédits paraissent à cette occasion, dont un scoop que je produis pour la première fois, ne l'ayant pas dévoilé jusqu'ici, le réservant au musée Barbier-Mueller... L'ensemble fera figure, à n'en pas douter, de document historique incontournable concernant la préhistoire de l'Art Brut.

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Le fascicule I de l'Art Brut qui, n'ayant pas été diffusé, resta un "premier" fascicule avorté ; Dubuffet fit paraître en effet, plus tard, au début des années 1960, un plus officiel numéro I de la série des fameux fascicules de l'Art Brut.

11/04/2018

2 L'auteur des "Barbus Müller" démasqué ! (2e chapitre) ; une enquête de Bruno Montpied, avec l'aide de Régis Gayraud

Une avancée décisive dans le dévoilement de l'auteur des Barbus : de la localisation de la zone de production à la découverte de premiers noms...

 

     En novembre 2017, je publie Le Gazouillis des éléphants, un inventaire des environnements  populaires spontanés français. L'ouvrage inventorie un certain nombre de sites présentant des œuvres d'art réalisées en plein air par divers autodidactes non professionnels de l'art. A la région Auvergne, je publie une notice consacrée à un "anonyme", sculpteur de plusieurs statues, que je situe - avancée décisive dans ce qui prend dès lors l'allure d'une enquête approfondie sur l'identification de  l'origine et de l'auteur des Barbus Müller - dans le village de Chambon-sur-Lac (Puy-de-Dôme). J'annonce en effet que cet anonyme  a de fortes chances d'être l'auteur des fameux "Barbus", vu les ressemblances stylistiques frappantes de certaines de ses œuvres avec ces derniers.

     Mon éditeur en effet, Guillaume Zorgbibe, m'avait signalé une photo en vente sur internet (un tirage papier), que j'achète tout de suite  auprès d'un marchand de photographies, M. Gilles Minette. Ce dernier me fait connaître des clichés-verre (voir ci-dessous, un peu plus bas) dont il me fait parvenir des numérisations et dont il a sorti le tirage papier qu'il m'a vendu. Ces clichés montrent un jardin couvert de statuettes. Mon livre  reprend deux illustrations significatives tirées de ces clichés sur verre. 

        C'est ce marchand – je le reconnais bien volontiers – qui m'a permis de localiser précisément le jardin (un potager apparemment) visible sur les clichés. Car il lui a été aisé d'identifier le monument que l'on aperçoit en arrière-plan, le baptistère du cimetière de Chambon-sur-Lac, classé monument historique en Auvergne depuis 1862, et aussi appelé, plus exactement, chapelle sépulcrale (on l'a qualifiée de "baptistère" en raison de la découverte d'une cuve baptismale en bronze près de ses murs).

        Sur le tirage, je n'en ai pas cru mes yeux : les sculptures qu'elle présente dans un jardin, ou un potager, ressemblent furieusement aux fameux Barbus. Mon sang de "chasseur" d'art brut n'a fait qu'un tour, le mystère du lieu de leur production était-il en train de se dévoiler ? Pour convaincre les lecteurs de cette attribution, je décide de procéder à des agrandissements de deux pièces sur les trois qui me paraissent en tous points identiques à certaines qui sont reproduites dans le fameux fascicule de Dubuffet de 1947-1979. Elles sont dispersées dans le jardin parmi d'autres, nettement plus inconnues, mais de même style. Je place les deux agrandissements en vis-à-vis des Barbus leur correspondant le plus dans le fascicule. Leurs ressemblances sont frappantes (se reporter à mon livre Le Gazouillis des éléphants...).

 

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En regardant attentivement ces statuettes, souvent mêlées à des empilements de boules (peut-être des « bombes » volcaniques comme on en trouve dans la chaîne des Puys, et aussi dans cette région de Chambon probablement), assez semblables à certaines œuvres de land art contemporaines, et proches également de formes de totems, on retrouve des Barbus du fascicule de 1947 de Dubuffet ; ceci est un détail panoramique de la vue stéréoscopique de gauche visible ci-dessous, © Gilles Minette.

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Exemple d'agrandissement d'une des sculptures du jardin de Chambon, identique à un Barbu Müller répertorié dans le fascicule de Dubuffet de 1947.

 

     En outre, cette situation géographique corrobore une des indications que l'on trouve dans le mythique fascicule, signée d'un rédacteur du Musée Barbier-Müller : "Vers 1930, d'étranges sculptures apparurent sur le marché des antiquités parisiens. Elles attirèrent bien vite l'attention des collectionneurs d'art moderne et d'art primitif (fort souvent les mêmes!) qui les placèrent dans leurs salons entre les toiles cubistes et les fétiches nègres (...) Une dizaine d'années plus tard, le peintre Dubuffet (...) découvrit à son tour ces gnomes primitifs que l'on disait provenir d'Auvergne [C'est moi qui souligne], mais dont nul ne s'est jamais préoccupé d'étudier sérieusement l'origine... " (Je suis heureux de pouvoir infirmer cette dernière affirmation quarante ans après...). L'art brut ayant commencé par les Barbus Müller, il en découle donc que l'art brut aurait commencé en Auvergne, me dis-je alors en découvrant ces clichés (ce qui ne peut que ravir le demi-auvergnat que je suis) ! ¹

 

10 les deux vues stéréo ensemble au printemps (2).jpg

Clichés stéréoscopiques du site du Chambon-sur-Lac à la belle saison (arbres feuillus), provenant des archives du photographe Goldner (qui n'est pas forcément l'auteur des clichés) ; c'est la vue de gauche que j'ai reproduite en l'agrandissant (elle fut améliorée, qui plus est, par la maquettiste des éditions du Sandre, Julia Curiel) dans mon Gazouillis des éléphants, parce qu'elle montre un peu plus de détails que la vue de droite, avec une sculpture en plus notamment ; on notera que les statuettes sont rangées derrière des plantations de légumes à grosses feuilles, des choux peut-être, ce qui paraît faire de l'endroit un potager ; © Gilles Minette.

8 Les deux vues stereo ensemble en hiver (vingtaine de sculptures) (2).jpg

Autre paire de clichés stéréoscopiques originellement sur verre, vues prise apparemment à la morte saison: les arbres sont dépouillés, ce qui permet de distinguer mieux à l'arrière-plan du paysage une construction qui a son importance, puisque c'est elle qui permet d'établir le lieu où se trouvait ce jardin de sculptures ; en effet, outre les sculptures présentes derrière la clôture en piquets, outre la "cabane" couverte de chaume, qui fait songer à un case africaine, on reconnaît - du moins ceux qui connaissent l'art roman d'Auvergne -, en arrière-plan, la chapelle sépulcrale du cimetière de Chambon-sur-Lac, considérée comme l'architecture religieuse la plus ancienne d'Auvergne (elle date du Xe siècle, et relève de l'art roman) ; © Gilles Minette.

 

5 vue stéréoscop du cimetière de chambon sur lac (2).jpg

Autre vue stéréoscopique, originellement sur verre, appartenant à la même série de photos des archives Goldner conservées par M. Gilles Minette. Le photographe n'a pas oublié de saisir le cimetière et sa chapelle qui se trouvaient à quelques dizaines de mètres du jardin aux sculptures ; à noter que selon M. Minette, le photographe qui a pris les clichés n'est pas forcément Goldner, qui est peut-être seulement le dépositaire des photos dans ses archives; on doit donc pour l'instant conclure à un photographe anonyme : les vues ne sont pas datées, en outre ; mais à ce stade de l'enquête, on peut juste estimer qu'elles ont été réalisées entre la fin du XIXe et la fin des années 1930 (date à laquelle, apparemment, les clichés-verre ont cessé d'être commercialisés) ; cependant, comme on le verra dans la suite de cette enquête, on peut essayer d'affiner ce créneau de dates ; © Gilles Minette.

 

       Certes, je découvre peu de temps après mon achat que, dans le catalogue de l'exposition "L'Autre de l'Art", de 2014-2015, une page reproduisait une photo à peu près semblable du même site (mais en format portrait et non en format paysage comme les miennes). En feuilletant ce catalogue deux ans auparavant, je ne l'avais pas remarquée. La photo (qui provient, selon les crédits du catalogue, d'une source intitulée "Denis Mercier Studio", correspondant à un artiste-photographe de ce nom) est une vue moins large, et moins déchiffrable, que les vues que Gilles Minette m'a fait connaître après mon achat d'un tirage. Elle ne comporte en outre aucune mention du lieu, à la différence de ma propre enquête. Savine Faupin, qui l'a légendée dans le catalogue, a eu cependant la même intuition que moi en songeant aussi aux Barbus Müller.

      Ma découverte de ces clichés stéréoscopiques a lieu, je le précise, très peu de temps, courant 2017, avant la finalisation de mon livre Le Gazouillis des éléphants, dont il est impossible de bouleverser outre mesure la maquette, alors déjà bien avancée. Je ne peux donc faire état, dans la notice que je rédige in extremis avant le bouclage du livre, des développements qu'appelle inévitablement cette localisation, et je précise seulement que je poursuivrai ultérieurement l'enquête, promesse que je tiens à présent...

      A partir de ces photos, il était évident qu'un curieux de ces sculptures – à commencer par moi ! – aurait envie de découvrir si, par hasard, il serait resté quelque trace du lieu sur place, et plus extraordinaire sans doute, des œuvres! On n'a pas toujours le loisir, et les moyens, de traverser la France pour une recherche ou l'autre. Mais heureusement Google street est là, précieux auxiliaire des chercheurs indépendants... Je plonge donc, depuis mon domicile, sur la route passant toujours en dessous de ce cimetière intangible. Quelle n'est pas ma surprise de découvrir qu'il restait, dans un passé récent au moins (les photos de Google datent de 2011), un vestige évident de ce jardin aux sculptures de début XXe siècle : la fameuse "cabane" carrée, en particulier, est toujours présente, bien qu'elle se soit enfoncée dans le sol, rançon du temps écoulé bien entendu, les sols s'élevant comme on sait, au fur et à mesure des travaux des hommes entre autres, ou de l'évolution naturelle (comme c'est le cas en l'occurrence).

      Il y a toujours un potager, et les dimensions de la parcelle ne paraissent pas avoir beaucoup bougé... Ce qui peut paraître étonnant, mais ne l'est pas, lorsqu'on s'avise que dans ces coins de montagne auvergnate (Chambon-sur-Lac se situe à près de 900 m.), beaucoup de lieux ne changent que fort modérément au fil du temps. La cabane n'a plus son chaume, elle a été recouverte d'ardoises apparemment. Mais elle est toujours debout, repère temporel et spatial précieux, servant peut-être toujours, comme à l'époque des sculptures, de remise pour les outils de jardin?

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Plan de situation de la même parcelle que celle photographiée sur les clichés-verre au début du XXe siècle, localisable aisément grâce à la proximité de la chapelle sépulcrale du cimetière placée juste au-dessus ; capture sur Google maps

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Vue 2011 (en février), sur Google street, de la parcelle anciennement remplie de sculptures ; la cabane carrée est toujours là, s'enfonçant dans le sol qui a monté ; en visitant le village le lundi 12 mars 2018, avec Régis Gayraud, nous apprendrons que cette vallée rencontre un problème "d'enlisement" depuis des siècles, comme un panneau sur l'église en avise les touristes (le lac Chambon, aujourd'hui distant du village, recouvrait, il y a plusieurs siècles bien entendu, une bien plus grande portion de la vallée).

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La parcelle aux Barbus, aujourd'hui ; Photo Bruno Montpied, 12 mars 2018.

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La parcelle aux Barbus vue depuis le cimetière et la chapelle sépulcrale ; on aperçoit la cabane à droite derrière les arbres ; ph. B.M., 12 mars 2018.

 

       Le terrain existe encore, et la suite logique de l'enquête me mène à penser aux possibilités de retrouver via les archives départementales du Puy-de-Dôme et les plans cadastraux l'histoire des différents propriétaires qui ont pu se succéder sur ce lopin de terre. Parmi eux, trouvera-t-on peut-être l'auteur des sculptures qui nous intéressent tant? C'est alors que je songe à demander de l'aide à un bon camarade, Régis Gayraud, qui passe pas mal de temps à Clermont-Ferrand, et qui est bien plus familier que moi des recherches dans ce genre d'archives.

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Matrices cadastrales, Archives départementales du Puy-de-Dôme : le nom de l'auteur des Barbus Müller dort-il dans ce registre, et depuis combien de temps? ; Photo Régis Gayraud, 2017.

 

       Il va alors consulter aux archives départementales ce que l'on appelle les matrices cadastrales, et plus précisément, le cadastre napoléonien. Bien vite, il identifie le n° de la parcelle sur ce dernier cadastre, c'est la 1029 (numéro qui a changé sur le cadastre actuel national), qui correspond au terrain à la cabane carrée que je lui ai indiqué, situé au lieu-dit "La Chapelle" (du fait de la proximité avec la Chapelle sépulcrale). De fil en aiguille, il peut ainsi remonter aux différents propriétaires qui se sont succédé sur ce lopin de terre, celui qui nous intéresse ayant vécu entre la fin du XIXe siècle et les années 1930 (large fourchette liée aux dates induites par l'âge des clichés-verre). Et il finit par découvrir, m'indique-t-il bientôt (nous communiquerons dans notre collaboration par une série de SMS parfois enfiévrés, parfois embrouillés, nous tenant éveillés  tard dans la nuit quelques autres fois), qu'en 1893, la parcelle  1029 a été vendue à deux personnages, deux frères, tous deux prénommés Antoine, et portant le même nom : Rabany, propriétaires de ce terrain au moins jusqu'en 1907...

       Antoine Berthoule Rabany dit "le zouave", qui va se révéler être un cultivateur, et Antoine Rabany Séran, dit le "jeune", tailleur de profession...

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¹ L'art brut et l'Auvergne... On sait de plus que Dubuffet s'intéressa, dès le début de l'année 1945 au moins, et donc avant son voyage de prospection en Suisse que l'on présente souvent comme le début de ses découvertes, aux sculptures d'Auguste Forestier qui se trouvait à l'asile de St-Alban-sur-Limagnole, en Margeride (où il alla faire des recherches après son voyage en Suisse, mais bien qu'il ait eu vent de Forestier auparavant donc, à Paris, par Eluard et Queneau ; voir là-dessus Bruno Montpied, « D’où vient l’art brut ? Esquisses pour une généalogie de l’art brut », Ligeia, dossiers sur l’art n°53-54-55-56, Paris, juillet-décembre 2004).

 

(Fin du 2e chapitre : à suivre...)

10/04/2018

3 L'auteur des "Barbus Müller" démasqué ! (3e chapitre) ; une enquête de Bruno Montpied, avec l'aide de Régis Gayraud

Traque aux archives... La silhouette de l'auteur des "Barbus" se précise...

 

      Antoine Berthoule Rabany, dit "le zouave", qui va se révéler être un cultivateur, et Antoine Rabany Séran, dit le "jeune", tailleur de profession... disais-je à la fin de mon deuxième chapitre : ces noms recouvriraient-ils le(s) nom(s) de l'auteur – ou des auteurs – des Barbus?

       Régis Gayraud et moi nous plongeons alors en même temps, quoiqu'à distance, dans une rubrique des Archives départementales qui est, elle, consultable en ligne, disponible pour tout chercheur amateur, sans besoin de sortir de chez soi  : le recensement par communes, consultable jusqu'aux dates précédant la Grande Guerre. Puisque nous avons repéré des propriétaires de la parcelle jusqu'en 1907 au moins, autant regarder l'année de recensement la plus proche, et voir s'ils y figurent avec des renseignements complémentaires à leur propos. C'est le recensement de 1911 qui s'offre à nous... Nous égrenons une liste de noms assez longue, retranchant rapidement tous ceux qui habitent dans des villages ou des hameaux limitrophes du village principal de Chambon-sur-Lac (je rappelle que ce village est distant de quelques centaines de mètres du lac Chambon, lac qui en était probablement à cette période d'avant-guerre à ses premiers balbutiements touristiques). Sur cette liste de recensement, nous retrouvons rapidement les deux personnages cités dans les matrices cadastrales.

      Antoine Rabany dit le jeune, tailleur de profession, né en 1849, habite avec une certaine Nancy Séran, couturière, sa deuxième épouse (Antoine est un veuf, comme sa seconde femme d'ailleurs)  et son beau-fils, Alphonse Besson, né en 1898 d'un premier mariage de cette dame Séran (comme Régis le reconstituera ultérieurement grâce aux actes de mariage consultables sur le site Filae).

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Page du registre de recensement de la population de Chambon en 1911, donnant les noms des personnes habitant avec Antoine Rabany, dit le "jeune", tailleur...patron... (mais tailleur de vêtements et non pas de pierre... ; né en 1849).

 

      La mention du métier de tailleur, dans un premier temps, nous donnera un espoir : ne s'agissait-il pas d'un tailleur... de pierres? Jusqu'à ce que la mention du métier de sa femme, couturière, et la précision de son métier à lui (tailleur de tissus) sur l'acte de mariage que nous trouverons ensuite, viennent nettement doucher cette hypothèse. Etait-il le plus à même d'avoir sculpté ces statues, avec des doigts de tailleur que l'on imagine fins ? Les deux prénoms identiques – Antoine – nous agiteront un moment également. Quel manque d'originalité de la part des parents, appeler leurs deux fils du même prénom...

     Devant cette déconvenue, il faut explorer la piste d'Antoine l'aîné, plus vieux de cinq ans, puisque né – nous apprend toujours le recensement de 1911 – en 1844, ce qui, entre parenthèses, en 1911, lui confère l'âge, respectable à cette époque, de 67 ans. Ce qui peut le présenter comme un candidat plausible au passe-temps de sculpteur de Barbus... si on le compare à d'autres sculpteurs autodidactes de la même époque (le Facteur Cheval, l'abbé Fouré, François Michaud bien auparavant – né en 1810, ce dernier meurt en 1890), créant à leurs moments de loisirs et plutôt dans leur vieillesse.

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Page du recensement de 1911, où l'on trouve les habitants du foyer d'Antoine Rabany (né en 1844). C'est le même qui est surnommé "le zouave" sur le cadastre.

 

     Sur la liste du recensement, il est présenté comme "cultivateur", avec cette précision : "patron". Il est qualifié également de "chef du ménage". Son foyer en 1911 comprend sa femme, Marie Rabany, née en 1850, et ses trois petites-filles, Mélanie (née en 1902, et qui a donc 9 ans en 1911), Marie (née en 1903, qui a 8 ans) et Irma (née en 1907, qui a 4 ans). Des recherches ultérieures que j'effectuerai sur des sites de généalogie, m'apprendront que cet Antoine-là – surnommé "le zouave" dans la matrice cadastrale, sobriquet ayant sans doute servi à le distinguer, dans les papiers administratifs du moins, de son frère, dit le "jeune" – s'est marié avec Marie Berthoule (de son nom de jeune fille) le 25 juillet 1874. Les trois fillettes qui vivent chez lui sont les enfants que son fils Alphonse Rabany (né en 1875) a engendrés avec une certaine Catherine Frappa (qu'il a épousée en 1901 dans la Loire, département voisin du Puy-de-Dôme). Le recensement n'explique bien sûr pas ce que font ces trois fillettes dans le foyer des grands-parents Rabany. Nous n'avons pas retrouvé jusqu'à quel moment leurs parents vécurent (Alphonse Rabany, par ailleurs, était gendarme).  En 1911, cependant, on peut  penser qu'ils étaient encore vivants, au moins l'un des deux. Peut-on imaginer que le père des trois fillettes avait perdu sa femme et qu'il ne se sentait pas de taille à élever ses trois fillettes? Notre imagination bien entendu se met en action...

     Toujours est-il que, parvenus à ce point, nous n'avons toujours pas d'éléments qui permettraient de déterminer de façon certaine si c'est un de ces deux frères qui est bien l'homme qui a, à un moment, rangé, face à la route, des dizaines de sculptures dans le potager de la parcelle 1029, dite de "la Chapelle". Nous sentons que nous brûlons, que nous tournons autour du pot aux roses, mais la vérité se dérobe encore...

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Page du Moniteur d'Issoire où est annoncée la vente de "divers immeubles"... 14 novembre 1928.

 

      C'est alors qu'en cherchant par indexation de mots-clés sur un moteur de recherche, je vais faire une découverte importante quant à la détermination du propriétaire unique du potager à la cabane carrée : je tombe sur un encart dans le journal Le Moniteur d'Issoire (du 14 novembre) annonçant en 1928  la vente "sur licitation" de biens et de terrains situés à Chambon-sur-Lac... dont la fameuse parcelle 1029. La licitation des biens d'une succession, c'est la vente aux enchères de ces biens. Cela se passe ainsi quand il y a indivision entre plusieurs propriétaires. Les biens possédés en commun par les héritiers sont ainsi vendus. La vente paraît s'effectuer suite à la demande d'Irma Rabany, la plus jeune des sœurs devenues les héritières de leur père et grand-père. L'adjudication s'effectue aux enchères à la mairie du Chambon-sur-Lac le dimanche 9 décembre 1928. antoine berthoule rabany,antoine rabany le zouave,antoine rabany le jeune,chambon-sur-lac,grande guerre,barbus müller,zouaveIl s'agit, comme le proclame l'encart, de la vente d'"immeubles" "dépendant des successions d'Alphonse Rabany, époux de Catherine Frappa, et d'Antoine Rabany dit "Le Zouave" décédés au Chambon-sur-Lac". Ce qui implique qu'Antoine "le Zouave" n'a pu mourir qu'avant 1928, de même que son fils Alphonse (les dates de leurs décès ne sont pas données sur cet encart). Dans le jargon juridique pas toujours accessible à tout un chacun, l'annonce de la vente signale que la vente se fait aux noms de requérants et de "poursuivants" qui sont les héritières de ces immeubles en indivision – peut-être depuis plusieurs années? – : Mme Irma Rabany,  épouse Vitti, Mme Mélanie Rabany, épouse Servier et "Mademoiselle" Marie-Joséphine Rabany (sans doute la même qui, dans le recensement de 1911, est appelée "Marie", née  en 1903).

      La parcelle 1029 fait partie de bien liquidés par des héritières qui ont fait et refait leur vie ailleurs qu'à Chambon. Rien n'est dit de possibles sculptures qui seraient vendues avec le terrain, ce sont des "immeubles"  qui sont vendus en effet, et pas des biens meubles...  Cette vente apporte en tout cas une information importante: il n'est plus question dans cette succession du deuxième frère, Antoine Rabany Séran, dit "le jeune".

     Régis Gayraud va creuser la question. Et, toujours en consultant aux Archives Départementales, les matrices cadastrales, les actes d'état-civil, les archives du notaire qui a couvert la vente de 1928, on va apprendre deux autres informations capitales quant à la propriété du jardin aux sculptures du lieu-dit La Chapelle : 1, Antoine Rabany dit le zouave" est devenu seul propriétaire de la parcelle en 1907, et 2, il est mort en 1919, soit à 74 ans. Les biens qu'il possédait sont sans doute naturellement passés entre les mains de son fils Alphonse (sa femme, Marie Berthoule, dont on n'a pas encore retrouvé la date de décès, en ayant peut-être gardé quelque temps l'usufruit?), jusqu'à ce que ce dernier disparaisse lui aussi, événement qui ouvrit la question de la vente des biens en 1928. Une troisième information, légèrement secondaire, mais quelque peu sombre, va surgir des archives notariales consultées par Régis : une des trois petites-filles du "zouave", Mélanie (prénommée exactement "Marie-Mélanie") était en 1928 internée, comme folle, à l'asile Sainte-Marie de Clermont-Ferrand...

    Bon... On sait donc à présent que l'unique propriétaire du jardin aux sculptures, de 1907 à 1919, était un cultivateur nommé Antoine Rabany, dit "le zouave". Mais était-il l'auteur des statues alignées dans le fond de la parcelle ? Car rien ne nous assure véritablement, à cette étape de notre enquête, que les clichés-verre, dont j'ai appris l'existence en 2017 chez le marchand Gilles Minette, ont bien été pris à ces dates? En 1928, le propriétaire qui racheta la parcelle suite à la vente sur licitation, un certain Marius Carriat (fils d'un voisin de la parcelle aux statues), aurait pu être le sculpteur, si l'on estime que les clichés ont pu être réalisés entre 1928 et les années 1930... Question subsidiaire : ces statues, qui ressemblent furieusement à des "Barbus Müller", on n'a pas encore la preuve définitive, en ne se fondant que sur les clichés-verres, et en dépit des ressemblances plausibles de deux ou trois d'entre elles (voir mon ouvrage Le Gazouillis des éléphants), qu'elles peuvent être parfaitement assimilées aux Barbus de Dubuffet...

    Il faudra lire les chapitres suivants pour que ces deux questions trouvent leurs réponses et que tout s'éclaire...

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Chambon-sur-Lac, à une date indéterminée, peut-être les années 1930... ; dans le fond, à gauche, on aperçoit la chapelle sépulcrale et le cimetière, mais en dessous, la végétation cache la route de la parcelle... ; à l’arrière-plan, proche de l’horizon, on découvre le lac Chambon ; carte postale, coll. B.M.

 

(Fin du 3e chapitre : à suivre...)

 

07/04/2018

6 L'auteur des "Barbus Müller" démasqué ! (6e chapitre) ; une enquête de Bruno Montpied, avec l'aide de Régis Gayraud

Le Zouave Rabany,

sculpteur brut à Chambon-sur-Lac

 

     Voici, dans ce 6e chapitre,  tout ce que j'ai pu rassembler, avec l'aide de Régis Gayraud, comme informations factuelles à propos de l'auteur des sculptures appelées en 1947 "Barbus Müller" par Jean Dubuffet:

 

Antoine Rabany, dit "le Zouave", ou le Zouave Rabany.

 Né le 8 mars 1844 à Chambon-sur-Lac, Puy-de-Dôme, Auvergne (sur son acte de naissance, le nom est orthographié "Rabagny", graphie qui se mue en "Rabany" dans les papiers officiels ultérieurs ; l'orthographe provient peut-être de la prononciation auvergnate du nom).

Décédé le 2 janvier 1919 à Chambon-sur-Lac.

Acte de déceès d'antoine le zouave.jpg

Acte de décès du Zouave Rabany, 1919, Chambon-sur-Lac.

 

Fils de Guillaume Rabany (1811-1878) et de Louise Lacombe (1811-1877)

Frère de  François Rabany (1845-1924), Catherine Rabany (1848-1921) et d'Antoine Rabany (1849-?)

Marié le 25 juillet 1874 avec Marie Berthoule (1850-?)

Enfants: Antoine Alphonse Rabany (1875-?) et Mélanie Catherine Rabany (1883-1888)

Petits-enfants issus d'Antoine Alphonse (marié avec une Catherine Frappa):

Mélanie Rabany (née en 1902 à St-Genès, internée en 1928 , comme folle, à l'asile Sainte-Marie de Clermont-Ferrand), Marie Rabany (née en 1903 à St-Etienne), Irma Rabany (née en 1907 à St-Etienne)

Renseignements tirés des archives militaires:

Antoine Rabany fut dans sa jeunesse engagé volontaire, classe 1864, versé d'abord dans le 20e corps des chasseurs à pied, versé ensuite probablement dans un bataillon de zouaves ; sa profession indique alors "militaire".

Voici sa brève description physique dans sa fiche de renseignements :

"Antoine Chapa (ou Chapat) Rabany, né le 8 mars 1844 à Chambon, fils de Guillaume Rabany et de Louise Lacombe, cheveux et sourcils : châtain clair, yeux : gris-bleu, bouche: moyenne, menton : rond, taille: 1,68m, visage : ovale, ne sait ni lire ni écrire."

Cette indication sur son niveau d'instruction est confirmée en 1917, sur l'acte de décès de la belle-soeur d'Antoine Rabany, où il est dit que le zouave n'a pu signer à côté de l'officier d'état-civil : jusqu'à la fin de sa vie, Antoine Rabany fut donc analphabète.

En 1911, lors du recensement, il est indiqué comme "cultivateur" et "patron". Vivent à ce moment avec lui sa femme Marie Berthoule Rabany, et ses trois petites-filles, Mélanie, Marie et Irma.

Il se porte acquéreur d'une parcelle dite de la Chapelle, située en contrebas du cimetière et de sa chapelle sépulcrale, en 1893, parcelle qu'il achète en compagnie de son frère Antoine né en 1849, tailleur de vêtements de son métier ; en 1907, il devient le seul propriétaire du terrain. La chapelle sépucrale du cimetière comporte un chapiteau roman (Xe siècle). Des touristes viennent visiter ce monument, classé monument historique depuis 1862.

En 1908, l'archéologue Léon Coutil le rencontre sur place, le prenant pour un fabricants de faux objets archéologiques. Il signale que "Rabagny" (Coutil l'écrit comme il l'a entendu, à la manière de l'officier d'état-civil qui rédigea l'acte de naissance du zouave ; voir notre interview imaginaire... ) sculpte l'hiver, façonnant 3 à 4 pièces par an, les vendant entre 5 et 10 francs(-or). Il paraît se plaindre de ne pouvoir les vendre plus cher, car la pierre est dure (Coutil écrit: "Il se donne beaucoup de mal pour les exécuter, ignorant absolument le modelage et la technique du travail sur pierre dure"). Chaque sculpture est différente, Coutil le remarque. Comme ce dernier note aussi qu'il ne copie pas sur des modèles  (ce qui est somme toute contradictoire avec l'hypothèse que Rabany ferait des fausses pièces archéologiques).


podcast

Interview imaginaire d'Antoine Rabany par Léon Coutil en 1908... Avec accent du terroir...

 

Dès 1908, donc, des pièces provenant de Rabany auraient été signalées chez des antiquaires à Evreux et à Murols. En 1912, un autre archéologue, Albert Lejay, signale en avoir découvert à Lons-le-Saunier, en provenance d'un antiquaire de Vichy. Il en acquiert une, et prend des photos des autres.

Un photographe anonyme prend des clichés sur verre de la parcelle de La Chapelle, probablement avant 1919, où l'on peut voir alignées des dizaines de sculptures en hiver et en été. Je publie deux de ces photos dans mon inventaire des environnements populaires, Le Gazouillis des éléphants, en 2017, et je donne la localisation de la parcelle aux statues.

En 1928, a lieu une vente sur licitation des biens de feu Antoine Rabany. La parcelle de la Chapelle est alors vendue. il n'est pas question de biens mobiliers, de sculptures, dont on peut penser qu'à l'époque elles ont déjà été pratiquement toutes dispersées auprès de divers antiquaires et collectionneurs.

En 1934, dans un article de l'Auvergnat de Paris, paraît au détour d'une correspondance entre Henri Pourrat et Gandilhon Gens d'Armes un témoignage de Maurice Busset qui cite le nom d'Antoine Rabany, sculpteur à Chambon ; la même année,  une sculpture réapparaît chez un antiquaire de Lyon, Maurice Brossard (voir notre 1er chapitre)... ; plusieurs collectionneurs en acquièrent ailleurs, et les font connaître à Jean Dubuffet.

Les deux guerres mondiales ont certainement joué un rôle non négligeable dans l'effacement des traces de l'auteur des sculptures surnommées en 1947 "Barbus Müller" par Dubuffet, qui leur trouva suffisamment d'originalité pour les choisir comme pièces d'une "statuaire provinciale" qui deviendront, au fil des décennies, jusqu'à aujourd'hui, des œuvres fondatrices dans sa collection d'art brut.

Faudra-t-il désormais changer les cartels d'exposition et de musées pour inscrire "sculptures du Zouave Rabany" comme on dit "peintures du Douanier Rousseau"...?

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N-B : A noter que je publierai bientôt en revue une remise en forme de cette enquête dans la perspective d'une édition sur papier.