En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.
Des passerelles entre l'art populaire, l'art brut, l'art naïf, le surréalisme spontané et l'art immédiat: une poétique de l'immédiat ISSN : 2426-0290
ISSN : 2426-0290
"A contrecoeur, Will se tourna vers le couteau et le prit. Il s'agissait d'un poignard d'aspect banal, avec une lame à double tranchant (…) « Ce côté-ci, déclara Giacomo Paradi, en frôlant la lame avec le manche d'une cuillère, peut couper n'importe quel matériau existant. » (...) « L'autre côté de la lame, reprit le vieil homme, possède des pouvoirs plus subtils. Grâce à lui, tu peux même découper une ouverture dans ce monde. » (...) « Tu cherches une ouverture, si minuscule que tu ne peux pas la voir à l'oeil nu, mais la pointe du couteau saura la trouver, si tu l'accompagnes avec ton esprit. Sonde le vide, tâtonne dans l'air, jusqu'à ce que tu sentes cette infime déchirure dans le monde... »" "A la Croisée des Mondes, La Tour des Anges" (tome II), Philip Pullman, 1997
Nous acceptons le droit de réponse chez tous ceux qui trouveraient à redire aux notes les mettant en cause dans la limite des dimensions du texte les concernant. Nous donnerons l'origine de nos images dans la mesure du possible. Si certains ayant droits se trouvaient en désaccord, il suffit de nous le signaler et les images seront retirées. En sens inverse, si certaines des images dont nous possédons les droits ou certains de nos textes étaient repris sur d'autres sites ou blogs, nous demandons simplement à être cités. Il va de soi qu'en cas de reproduction de nos écrits, nous demandons à ce que ces derniers ne soient pas tronqués de façon inconsidérée, voire pire, ne soient pas remontés dans un autre ordre. En cas de reproduction de nos textes ou images sur papier, prière de demander notre autorisation au préalable.
Prévue pour débuter le 23 septembre prochain et durer jusqu'au 10 décembre 2023, cette exposition, que la directrice du Musée d'Art Naïf et d'Art Singuliers de Laval, Antoinette Le Falher, m'a fait l'honneur d'accepter dans ses murs, est l'occasion, à travers une sélection choisie au sein de ma collection d'œuvres éclectiques (relevant de l'art naïf, de l'art singulier, de l'art brut, de l'art populaire insolite, voire de quelques surréalistes pas trop chers (!)), de tenter une défense et illustration de ce que j'aime dans l'art naïf, et qui serait de nature à revaloriser et réévaluer ce dernier, que l'on a beaucoup trop associé à la mièvrerie, aux bons sentiments bêlant, à une sorte d'art gentillet, à relents d'encens et de chapelles.
Armand Goupil, sans titre (pioupiou dansant avec une partenaire fantôme), huile sur bois, 38 x 29 cm, sd (années 1960) ; ph. et coll. Bruno Montpied ; à noter qu'il y a quatre peintures d'Armand Goupil présentées dans cette expo.
L'art naïf, en effet, ce ne sont pas les mignons petits chats, les illustrations pour couvercles de boîtes à biscuits, les innombrables scènes de foules au marché rangées en rangs d'oignon, les natures mortes destinées aux loges de concierge, les croûtes en somme, lénifiantes, sucrées, qui font détourner le regard des amateurs d'art les plus exigeants, ceux qui savent que l'art n'est pas parfumé à la fleur d'oranger, et que ce n'est pas une tisane pour digérer, en attendant la mort...
Henri Trouillard, Winston Churchill en dieu Mars, huile sur toile, 1955, dépôt famille Neveu, collection permanente du MANAS de Laval ; ph. B.M. (2020)
Les collections permanentes du MANAS de Laval sont riches d'œuvres figuratives singulières justement (Lucien Le Guern, Trouillard, Bauchant, Rousseau, Claude Prat, Colette Beleys, Karsenty-Schiller, Dominique Lagru, Déchelette, Jean-Jean, Van der Steen, Le Gouaille, etc.), depuis son année de création en 1967, ce qui justifiait ma demande de proposer une exposition en cet écrin (elle se tient dans la salle en rez-de-jardin, à l'entrée du musée). La figuration dite naïve, c'est-à-dire aussi bien surréelle, sur-réaliste, cache de nombreux artistes autodidactes qui ont tenté de représenter des sujets empruntés à la réalité extérieure (c'est la peinture de genre qui caractérise l'art naïf: natures mortes, portraits, nus, paysages, sujets animaliers, scènes historiques...), tout en réinterprétant celle-ci grâce à l'intrusion, volontaire ou le plus souvent involontaire, de l'inconscient, de l'acte manqué, du lapsus, dans le rendu des objets et des êtres. Perspectives fausses, proportions aberrantes, hiérarchisation inhabituelle des dimensions des personnages, tout cela peut faire associer l'art naïf au "réalisme intellectuel", terme inventé par le critique d'art Georges-Henri Luquet qui voyait dans les dessins d'enfant des déformations en lien avec le retentissement psychologique des objets et des êtres dans le psychisme de ces dessinateurs en culotte courte. Leurs tailles étaient fonction de leur importance psychologique et non pas de leur dimension physique.
On devrait selon moi ranger dans l'art naïf toutes les œuvres d'autodidactes primitivistes ou "bruts" qui comportent une reproduction de sujets empruntés à la réalité extérieure. Ce qui entraîne que plusieurs œuvres que l'on range dans l'art brut peuvent être revendiquées aussi bien par l'art naïf. Le rapt de divers artistes naïfs (Wittlich, Auguste Moindre, Séraphine Louis, Emeric Feješ, Anselme Boix-Vives, and so on) par les thuriféraires de l'art brut peut se retourner dans l'autre sens, par conséquent.
Anselme Boix-Vives, sans titre, gouache ?, peinture industrielle ?, sur papier ou carton, sd, 49 x 66 cm ; ph. et coll. B.M.
"Boix-Vives"?, se récrieront ses partisans... Oui, Boix-Vives aussi, car je rejoins Anatole Jakovsky sur ce point, notamment quand il écrivait, à propos du peintre catalan installé en Savoie, dans son Dictionnaire des peintres naïfs du monde entier (1976): "Partant du réel, ou du moins tel qu'il le voit, il le transfigure complètement sous une apparence primitive et barbare."
"Le singulier de l'art naïf", titre proposé par mézigue, regroupe 35 artistes en 40 œuvres.
J'ai divisé la présentation en trois sections : 1, le réalisme poétique (l'art naïf "classique"), 2, l'art naïf plus singulier, et 3, l'art naïf visionnaire. Donnons ci-dessous un exemple emprunté à chaque section.
1.
Anonyme (J.C.), sans titre (le voleur de melons), huile sur isorel, 33 x 41 cm,1945 ; ph. et coll B.M.
2.
Carter-Todd, sans titre, crayon graphite et crayons de couleur sur papier, 23 x 29 cm, 3-1-90 ; ph. et coll. B.M.
3.
Maurice Griffon, dit Maugri, sans titre, stylo sur papier, petits motifs ornementaux sur le cadre, 30 x 42 cm, sd (années 1980) ; ph. et coll. B.M.
L'exposition (gratuite, comme l'ensemble de la collection permanente du MANAS, du reste, qu'il ne faut absolument pas oublier de visiter) se tiendra au MANAS de Laval (Musée du Vieux Château, place de la Trémoille) du 23 septembre au 10 décembre 2023. Je ferai une visite commentée de l'expo le 1er octobre à 15h30 (visite gratuite, sans réservation). Un catalogue (7,80€) paraît à l'occasion de l'expo, disponible au musée et à la librairie de la Halle Saint-Pierre (à partir du 21 septembre), reprenant en reproduction la totalité des œuvres exposées, avec un texte de moi détaillant le projet de l'exposition section par section, avec des notices à chaque œuvre, ainsi qu'une préface d'Antoinette Le Falher.
A lire: un article éclairant d'Emma Noyant sur l'expo dans le n°181 d'Artension (septembre-octobre), à la suite d'un mien article sur l'art brut (Artension consacre en effet un intéressant dossier à l'art brut dans ce numéro).
Armand Goupil, sans titre (le clin d'œil), huile sur carton, 30 x 26 cm, datée « 5-XII-60 » ; ph. et coll. B.M. ; cette peinture sert de visuel principal à toute l'expo, et on la retrouve ainsi en affiche dans les rues de Laval, gloire (éphémère) pour cet "inconnu de la Sarthe", comme j'ai pu l'appeler dans le revue 303 il y a quelques années...
Et pour clore, provisoirement, le sujet, ci-dessous un petit poème de Joël Gayraud reçu, suite à l'annonce en privé de l'exposition:
Qu’il me soit permis de dire d’emblée que cette expo (qui va rester là pendant un an) est une offense grossière à la mémoire d’Anatole Jakovsky et à tous les artistes de sa collection.
Il est vrai que ce genre de juxtaposition irrespectueuse entre l’art « contemporain » et l’art patrimonial est courante, car c’est une manière de donner une crédibilité et une illusion de durabilité au premier… Et parce que l’ignominie passe d’autant mieux qu’elle est énorme. … Souvenons-nous des expos Ben, Hyber, Othoniel, (Lévèque avait failli y exposer aussi) au Palais du Facteur Cheval à Hauterives…Des Christs en fil de fer barbelé d’Abdessemed auprès du Retable sacré d’Issenheim (un coup tordu signé Aillagon-Pinault).
On aimerait connaître, les personnes, les instances, les intérêts divers qui entrent en jeu dans les prises de décisions pour de telles impostures….
On se demande, bien sûr, ce que Ben Vautier a à voir avec les naïfs du Musée Jakovsky, sinon d’être à l’opposé même de leur pureté de cœur et d’esprit, de leur innocence, de leur vérité native, bien loin de l’intellectualité tordue qu’il représente, comme « fou du village », de l’appareil bureaucratico-financier et des réseaux de la duchamposphère¹ anti-fachiste et progressiste
On se demande, bien sûr, comment on peut avoir cette impudence d’ envahir le vénérable et admirable Musée Jakovsky avec cet amoncellement de raclures d’atelier, avec cette asphyxiante récapitulation ad nauseam de formules textuelles et visuelles pseudo-subversives, hyper-rabâchées depuis 50 ans, et passablement faisandées… Qui ne provoquent ni ne font plus rire personne, hors les dindes et dindons apparatchiks culturels ravagés par 50 ans de consanguinité dégénérative, qui font fonctionner l’appareil toujours en place depuis 50 ans.
Qu’il me soit permis de penser que cet attentat à l’art véritable et partageable, parachève en beauté le travail de 50 ans de déconstruction du sens, de renversement des critères et d’effondrement des valeurs… au profit de la spéculation intello-financière… et je trouve particulièrement malhonnête d’utiliser les artistes naïfs comme caution ou boucliers humains à ce type d'exactions artistiques … exactions qui, elles-mêmes, cautionnent celles qui se répandent hors du champ de l’art… L’art « contemporain » se positionnant ainsi aux avant-gardes de cet effondrement généralisé de l’humain.
Etrange coïncidence :
Ben Vautier vient de nous signifier son refus de recevoir la newsletter de la Gazette de Nicole….. Ce qui ne m’étonne qu’à moitié, compte tenu de la perturbation que je subodore apparaître dans son cerveau, quand il voit cette richesse et cette variété de la création actuelle, qui ne peuvent qu’entraver gravement sa rhétorique encéphalo-tire-bouchonnée et ses stratégies marketing de valorisation personnelle.
¹ Une des limites de mon intérêt pour les diatribes de Nicole Esterolle, c'est son attaque traditionnelle et répétée contre Marcel Duchamp accusé de toutes les dérives des artistes contemporains qui se sont réclamés de lui. Déjà Pierre Souchaud, dans la deuxième série d'Artension dans les années 1990, s'en donnait à cœur joie sur ce thème dans les colonnes de son magazine, ce que je goûtais modérément... Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi une quelconque sphère antifasciste serait à critiquer.
J'ai eu envie de reproduire cette attaque contre Ben au MIAN Anatole Jakovsky parce qu'elle illustre la tendance très actuelle aux amalgames entre arts contemporains et art brut, ou naïf, comme on le voit ici.
Gaston Chaissac, certains le savent, a écrit en 1946 dans la revue Centres pour René Rougerie qui, alors âgé de 20 ans, y collaborait, chargé de repérer de nouveaux talents, un merveilleux texte, intitulé Surréalisme!!!. Je recopie ci-après deux extraits qui m'ont toujours plu :
"Nous avons des littérateurs, des peintres surréalistes, et ils ont fait des trouvailles indéniablement intéressantes, utiles.
Demain ce sera des artisans, des ouvriers, des paysans surréalistes que nous aurons aussi ; d'eux nous avons un besoin urgent, et leurs trouvailles également intéressantes et utiles changeront la face du monde.
Le bon travail est devenu chose rarissime et pour le réapprendre il nous faut des novateurs.
Quand nous verrons des artisans construire de chariots avec des roues carrées et des paysans planter des choux les racines en l'air ce sera de bon augure ; car ces hommes, enfin plus esclaves des exigences d'autrui, feront à leur idée en hommes libres, en surréalistes, et retrouveront les secrets qui permettent de faire du bon travail honnête. Cela dans la joie, car le travail libre c'est la joie, celle qu'on ne saurait trouver à courir après la fortune ou simplement gagner beaucoup d'argent (en étant l'esclave d'autrui) pour satisfaire des vices. (...)
"Sœur Jeanne de là-haut ne vois-tu rien venir? - Je vois à l'horizon des surréalistes accourir avec des pelles, des rabots, des fourches ,des enclumes et bien d'autres outils". (...)"
Revue Centres n°3, 1946.
Cette histoire de planter des choux les racines en l'air m'a toujours marqué.... Quelle ne fut pas ma surprise en lisant l'autre extrait de texte ci-dessous, publié récemment dans le catalogue de l'excellente récente exposition (terminée le 17 juillet dernier) de cette extraordinaire découverte brute qu'est l'œuvre du Brésilien nommé – probablement un surnom – Jesuys Christiano (Jésus-Christ, en somme), à la galerie Christian Berst (passage des Gravilliers, à Paris, le catalogue doit y être toujours disponible, du moins à partir de la rentrée de septembre) :
"(...) Son objectif était d'ériger un nouveau monde, l'ancien devait donc être inversé – c'est ainsi qu'il arrachait des fleurs et des plantes pour les enterrer afin que les racines pointent vers le ciel. Pour que les voix qu'il entendait chaque jour se taisent, que les vers qui lui rongeaient le crâne se calment, que la peur de la persécution et du châtiment s'éloigne de lui. (...)"
Thilo Scheuermann (hôtelier allemand installé au Brésil ayant découvert en 2011 les dessins tracés par Jesuys Christiano sur les murs du quartier miséreux de Malhado à Ilhéus ; il s'occupa alors de lui jusqu'à la mort de ce dernier survenue en 2015).
Jesuys Christiano, sans titre, graphite sur papier, 42x59 cm, 2013. Extrait du catalogue d'exposition à la galerie Christian Berst "Jesuys Christiano, A contrario".
Etonnant parallèle, n'est-ce pas? Entre le cordonnier de Vendée et le pauvre hère brésilien qui bien entendu n'a jamais entendu parler du premier... A signaler que Jesuys Christiano est allé plus loin que Chaissac, en plantant réellement ses végétaux les racines en l'air... Mais bon, chez le cordonnier, il est plutôt question d'une métaphore, d'un appel au monde à l'envers, un thème cher à la culture populaire.
C'est à Nice, en trois lieux, que l'association Hors-champ, animée par Pierre-Jean Wurst et quelques autres acolytes restant usuellement dans l'ombre, monte son festival annuel, dans les tout premiers jours de juin. Voici l'affiche de cette 22e édition...
Trois lieux, disais-je, la Bibliothèque municipale Louis Nucéra, la librairie Masséna et l'auditorium du Musée d'art moderne et d'art contemporain... En effet, au départ le festival n'était prévu que pour le samedi, avec une programmation se voulant foisonnante et multiple – ce qui avait pour conséquence de la part de son programmateur de sélectionner avant tout des films courts pour pouvoir en placer un maximum dans la matinée et l'après-midi ; de plus une programmation variée et multiple a l'avantage de moins fatiguer les spectateurs... Mais, à la longue, plusieurs réalisateurs, auteurs et amateurs de cinéma documentaire (les fictions sont toujours "blacklistées" en effet, on ne sait pourquoi, la durée de ces films-là n'en étant pas la seule cause ; on sait qu'il existe de nombreux films de fiction ou des "biopics" sur des auteurs d'art brut ou d'art naïf, Ligabue, Aloïse, Séraphine, récemment Cheval, Pirosmani...). ont fait valoir que Hors champ pourrait tout de même faire un effort du côté des moyens métrages (50 minutes) voir longs métrages (il n'y en a pas eu des masses jusqu'à présent, un de 90 minutes environ, sur Robillard, l'année dernière, d'Henri-François Imbert, et un tout récemment (mars 2019) de l'animateur de ce blog (Bruno Montpied) et de Jacques Burtin, intitulé Eric Le Blanche, l'homme qui s'enferma dans sa peinture, de 80 minutes environ, consacré à une nouvelle découverte d'un peintre intime s'étant exprimé en partie sur les murs intérieurs de son logis – j'y reviendrai dans les semaines qui viennent, car là aussi il y aura projection publique ; j'ai mise en ligne l'année dernière une photo de ses fresques dans la note qui se cache sous ce lien).
Le programme...
A ne pas manquer dans cette programmation, projeté à la bibliothèque Nucéra : le film de Luc Ponette sur Gabritschevsky (que l'on peut trouver en DVD dans le catalogue de l'exposition de 2018 à la Galerie Chave), ce Max Ernst spontané, interné pendant près de 40 ans en Allemagne, plus près du surréalisme que de l'art brut. Ne manquez pas non plus un film, plus merveilleux encore, le court film sur une révélation bien peu connue par nos contrées, l'Ecossais Angus Mc Phee, tisseur d'objets en herbe séchée, lui aussi disponible en DVD. Si l'on veut savoir comment se définit l'art brut (je pense à un commentaire récent de M. Kolotoko), eh bien, là, on y est en plein. En guise d'hommage à Jacques Trovic récemment disparu, sera (re?)projeté le film de Jean-Michel Zazzi qui lui avait été consacré (où l'on aperçoit le célèbre mais discret Pierre-Jean). Le petit film d'animation de Jeunet et Segaud est tout à fait charmant et sympathique. Deux films de Mario Del Curto et Bastien Genoux, sur des créateurs que je ne connais pas ne peuvent que susciter la curiosité car ces auteurs nous ont habitué depuis longtemps à leur curiosité bien orientée.
Comme on va me rétorquer que, puisque j'en ai écrit la préface, et que j'ai été à de nombreuse reprises l'instigateur de redécouvertes du sculpteur d'art brut douarneniste Pierre Jaïn (entre autres, sur ce blog), il n'est pas étonnant que je défende l'édition du livre de Benoît Jaïn récemment paru sur son grand-oncle (et l'on ne s'embarrassera pas alors pour me reprocher mon copinage...), je répondrai que c'est parce que j'ai toujours été profondément intrigué par l'œuvre et la personnalité de Pierre Jaïn que je défends toutes les entreprises qui visent à faire connaître ce créateur hors-normes. Donc, pas de souci, nulle complaisance ici.
Il est logique que je vous conseille de vous procurer Pierre Jaïn, un hérétique chez les "Bruts", aux éditions YIL, surtout si l'on aime la problématique de l'art brut, de ses liens avec l'art populaire rural d'autrefois, et accessoirement l'imaginaire traditionnel breton. Cela vient tout juste de sortir, et ce ne sera peut-être pas très facile de se le procurer partout (pour le moment, la librairie de la Halle Saint-Pierre en possède quelques exemplaires, et sans doute le trouve-t-on en différents points de la Bretagne, mais sa diffusion paraît d'ores et déjà restreinte, du genre bouche à oreille, ou d'un mail à l'autre ; le mieux étant, pour ceux qui seraient loin de Paris et de la Bretagne - il y en a... -, de le commander à ce lien : http://yil-edition.com/produit/pierre-jain-un-heretique-c...). J'en profite au passage pour signaler l'exposition qui se tient en ce moment dans son village natal, à Kerlaz (Finistère), non loin de Douarnenez (voir le carton ci-dessous). Que les gens passant par là-bas durant la semaine qui vient ne manquent pas l'événement, cela se termine le dimanche 23 juillet. On doit sûrement y trouver le livre de Benoît Jaïn.
Pierre Jaïn, ce "colosse boîteux", comme le surnomme Benoît dans son livre, m'est apparu très tôt, avant même que je ne découvre le cas du sculpteur creusois François Michaud – lui-même au carrefour entre l'art populaire rustique et l'art brut (mais plus tôt que Jaïn ; si ce dernier a commencé grosso modo après guerre la sculpture, sur pierre, puis sur bois, et enfin sur os après la mort de sa mère en 1964, et trois ans avant sa propre mort, on sait que François Michaud a œuvré dans la deuxième moitié du XIXe siècle) –, comme un cas que les défenseurs sourcilleux de l'art brut orthodoxe ne voulaient envisager que sous un seul aspect, le plus conforme à leur vision de l'art brut. La même chose s'est reproduite ailleurs avec le dessinateur bourguignon Maugri que l'animatrice principale de l'Aracine, Madeleine Lommel, refusait d'envisager dans toutes ses dimensions, de dessinateur naïf, dessinateur visionnaire, et dessinateur automatique (et donc "brut"), ne privilégiant que la dernière veine. Selon mes vues, il me paraît fort partial et injuste de découper en tranches l'œuvre d'un homme. L'information se doit d'être la plus complète à son sujet, quitte à donner ses préférences dans un second temps.
Pierre Jaïn, La femme et le dragon, bloc de bois sculpté représentant le diable avec une femme (sorcière?), coll. particulière, ph. Bruno Montpied, 2013.
Pierre Jaïn, personnage sculpté dans la pierre, placé dans un tube de métal, ancien élément de la "batterie" du sculpteur (merci à Benoît qui m'a donné cette précision), jardin de Kérioré-Isella, Kerlaz, ph. B.M., 1991.
Pierre Jaïn, os d'omoplate taillée et colorée, coll. de l'Art Brut, Lausanne, ph. Arnaud Conne.
Benoît Jaïn ne l'entend pas de cette oreille et il nous donne avec cet ouvrage un portrait des plus complets, dans l'état actuel des informations disponibles, de son grand-oncle, à l'inspiration éclectique, visant selon lui à un projet universaliste qui fut parfaitement incompris de ses contemporains (et ajoutons-le, toujours aussi méconnu des contemporains actuels). Son livre dévoile un grand nombre d'œuvres de Pierre, le plus souvent détourées, mariées ainsi plus intimement à son texte, où, seul bémol que j'apporterai quant à la maquette typographique, l'on peut s'agacer de l'usage répété du gras dans les caractères soulignant inutilement les membres de phrases sur lesquelles l'auteur veut attirer l'attention du lecteur par une espèce de tic didactique. On oublie cependant vite ce défaut bénin, à mesure que l'on suit Benoît, nous déroulant progressivement comme dans une balade séduisante le labyrinthe de cette œuvre hétéroclite restée longtemps inédite, expérimentale souvent, mais aussi déployant des sortes de transposition d'après diverses sources iconographiques que le sculpteur kerlazien recueillait pieusement dans sa maison.
Œuvre sculptée de Pierre Jaïn, démarquée des photographies illustrant le livre de Denise Paulme et Jacques Brosse, Parures africaines (éd. Hachette.), ph. B.M., 2013.
En effet, nombreuses paraissent être les œuvres qui s'inspirent de modèles dénichés dans les livres dont le sculpteur aimait à s'entourer. Benoît publie dans son livre une petite partie de sa bibliothèque telle qu'elle a pu être malaisément reconstituée, à la fois pour montrer sans détour la manière de procéder de son aïeul et à la fois pour démontrer que l'autodidacte ne dédaignait pas de se construire ses propres références, s'intéressant aux peuples africains, à la cryptozoologie (science des animaux à l'existence controversée), à l'astronomie, aux mysticismes divers (il avait des relations avec les Témoins de Jéhovah), car il était très pieux, à l'histoire, à la préhistoire, et à la musique. Pour cette dernière, il pratiquait, chantait en s'accompagnant sur une batterie bricolée dont Benoît nous détaille dans le livre les différents éléments, ce qui intéressera les amateurs de musique brute qui croisent de temps à autre sur ce blog.
C'est aussi l'occasion pour Benoît Jaïn d'insister sur l'environnement de sculptures et installations diverses que son grand-oncle avait fini par constituer autour de la ferme familiale, où, aujourd'hui encore, subsistent quelques-unes des ses pierres sculptées (à ce titre, le jardin figurera dans mon prochain livre, Le Gazouillis des éléphants, à paraître en novembre). S'il y avait organisé sa "batterie" loufoque le long d'une clôture, il avait disposé aussi une hutte contenant une femme nue sculptée, des sortes de galettes de ciment incrustées de divers accessoires, un totem dont il ne reste aujourd'hui que la tête (voir ci-dessous)...
Benoît Jaïn présentant la tête, vestige de l'ancien totem du jardin (pour voir l'aspect du totem complet dans le jardin, se référer à mon livre à paraître en nov.17), ph.B.M., 2013.
Le livre propose aussi, heureuse initiative, un lexique des principales catégories artistiques auxquelles on pourrait rattacher l'œuvre de Pierre Jaïn, avec leurs définitions et les caractéristiques que l'œuvre possède en rapport avec ces catégories.
Une page, la 91, de Pierre Jaïn un hérétique chez les "Bruts", avec un Yéti, un Néandertalien, un dinosaure...
En conclusion, cet ouvrage est aussi une éclatante réponse de la famille du "colosse boiteux" aux rumeurs propagées au départ par le Dr.Maunoury, puis par Michel Thévoz et Michel Ragon, ayant exagéré la destruction par les proches de Pierre Jaïn des œuvres décrétées les plus originales par eux. S'il y a bien eu des pièces rejetées et perdues (certaines sont parfois retrouvées par Benoît en fouillant le sol autour de la ferme, quand il a l'occasion de se faire archéologue de l'art brut), cela ne paraît concerner en définitive qu'une minorité d'œuvres. Et c'est finalement du sein de la famille qu'est sortie la voix la plus habilitée pour défendre la mémoire de Pierre Jaïn, hérétique par rapport à l'art brut, hérétique par rapport à toutes les religions, et ajoutons-le, par rapport à toutes les catégories artistiques.
Enfin, un dernier point à signaler. Cet ouvrage, commandé par moi au départ à Benoît Jaïn, aurait dû être le cinquième opus de la collection La Petite Brute que je dirigeais aux éditions de l'Insomniaque et qui a cessé de paraître, faute de lecteurs, de presse, de diffusion, etc. Pour mémoire... (D'un certain point de vue, cela fut une bonne chose pour cet ouvrage, car son auteur, Benoît, a pu ainsi réaliser lui-même la maquette de son ouvrage, profitant de sa compétence d'infographiste).
*
On consultera si l'on veut être tenu au courant des actualités autour de Pierre Jaïn le site internet suivant, créé par Benoît: http://pierrejainartbrut.com/
Gérard ROBERT, Président, et l'Association Amarrage ont le plaisir de vous inviterà
Une conférence de Bruno Montpied*
"ART BRUT, ART NAÏF, ART POPULAIRE, ARTS SINGULIERS :
QU'EST-CE QUE C'EST ?"
(Conférence illustrée de photos d'oeuvres d'une collection privée)
LE JEUDI 24 NOVEMBRE 2016, à 19h30
(Entrée libre)
à la
Galerie Amarrage
88 rue des Rosiers Saint-Ouen/93400
Métro : Ligne 13/station Garibaldi - Ligne 4/station Porte de Clignancourt Bus 85/arrêt Marché Paul Bert.
* * Depuis le 22 octobre (jusqu'au 4 décembre 2016), la Galerie Amarrage accueille "Aventures de lignes, treize imaginistes-intimistes en marge de l'art contemporain", une exposition proposée par Bruno Montpied.
(Tous les jeudis,vendredis, samedis et dimanches de 14H à 19H. Tél. - 01 40 10 05 46 ou portable - 06 70 89 52 62).
Vue d'une partie de l'expo "Aventures de lignes" ; la conférence se tiendra au milieu de la galerie, avec un écran et un vidéo-projecteur, des chaises...
*
Depuis des années, l'auteur de la conférence a accès aux éléments divers d'une collection privée qui illustre sa notion d'art immédiat, notion qui lui permet d'associer sans hiérarchie l'art brut et l'art naïf, l'art populaire et les arts singuliers (intimistes, clandestins, visionnaires, surréaliste spontané...) dans un ensemble où chaque œuvre n'est pas considérée comme inférieure aux autres et où l'on respecte, pour des besoins de communication, les limites entre chaque genre... Ci-dessous quelques-unes des œuvres (plus d'une centaine durant la conférence) qui seront montrées en photo au cours de cette balade-causerie...:
André Gouin, La chatte métamorphosée en femme, 59x51 cm, peinture sur papier marouflée sur panneau de bois, 1987, coll. privée, ph. Bruno Montpied.
Maugri, sans titre, 30x42 cm, stylo sur papier et sur cadre, vers 1990, coll. privée et ph. B.M.
Anonyme (monogramme "A.Te"), sous-verre représentant le tombeau d'un soldat de Napoléon, réalisé en assemblage de cheveux véritables (probablement du mort dont on voit le tombeau) et brins végétaux, 50x57 cm, cadre en pichepin, 1845, coll. privée, ph. B.M.
Martha Grünenwaldt, sans titre, dessin aux feutres, années 1980, coll. privée, ph. B.M.
Paul Duhem, sans titre, pastel et gouache (?) sur papier fort, 41x28,5 cm, années 1990, coll. privée, ph.B.M.
Kashinath Chawan, sans titre (Ganesha, le dieu éléphant de l'hindouisme), stylo sur carton de boîte à chaussures, 31x24 cm, signature au verso avec l'empreinte digitale de l'auteur (un cireur de chaussures), années 2010 (?), coll. privée, ph. B.M.
Marie-Claire Guyot, A toute vitesse sur la machine infernale, 24x34 cm, pointe sèche (une des trois épreuves d'artiste existantes), 1971 ; Marie-Claire Guyot, plus connue pour ses peintures ou ses pastels aux tonalités visionnaires et expressionnistes, a pratiqué la gravure durant une courte période, entre 1969 et 1973 ; Française, mariée à un Italien, elle vivait dans le pays de son époux ; coll. privée, ph.B.M.
Louis et Céline Beynet, bouteille peinte (deux ramasseurs de pommes), années 1980-1990, coll. privée, ph.B.M.
J'aime bien ce conte du tonneau magique que racontait à l'occasion ce grand diseur qu'est Michel Hindenoch. Lorsqu'on laissait tomber quelque objet que ce soit à l'intérieur, cette chose s'y multipliait jusqu'à ras bord pour le bonheur, ou le malheur, de celui qui l'y avait jeté...
Ici, essayons plutôt le bonheur (quoique... Voir Garou plus bas...).
Joseph "Pépé" Vignes, sans titre, crayons de couleur et graphite sur papier, 24 x 32 cm, 1976, coll. et ph. Bruno Montpied
J'ai mis en ligne, je crois, au moins une fois déjà, ce dessin aux crayons de couleur de Pépé Vignes montrant un tonneau figuré à la fois de face et de profil, ressemblant à un chalet suisse. Tonneau (foudre plutôt) qui repose sur un accordéon, comme me l'a signalé autrefois monsieur de Belvert à la suite de ma première note sur ce dessin.
Cette rencontre de piano à bretelles avec un tonneau résume en grande partie la vie de l'auteur du dessin, Pépé Vignes, que l'on n'a pas oublié dans sa bonne ville d'Elne (Catalogne française) puisqu'une rue porte son nom, comme nous l'a signalé naguère un commentateur de la note citée ci-dessus signant "Illibérien" (habitant d'Elne ; voir sa photo ci-contre). Joseph Vignes, fils et frère de tonneliers, lorsqu'il était enfant, dormait, contraint et forcé, dans un des tonneaux de l'entreprise familiale. Et l'accordéon était l'instrument favori de Vignes, dont il jouait pour animer nombre de fêtes et de bals dans sa région, en dépit des imbéciles qui se moquaient de lui en raison de sa simplicité ("Illibérien" - qui signe aussi, dans les courriels que j'ai échangés avec lui, "Jean de la Lune" - dit qu'il était "retardé ; un Espagnol aurait dit qu'il lui manquait un quart d'heure..."). Photo ci-contre: Pépé Vignes par Mario Del Curto (très myope, Vignes dessinait au ras de sa feuille... Peut-on être plus immédiat que cela en matière de dessin?
Voici quelques souvenirs de Jean de la Lune, l'Illibérien qui connut Pépé Vignes en 1960 (Vignes avait alors 40 ans, et notre Illibérien en avait 16):
"Je vais vous dire qui était Pépé. Fils de tonneliers auvergnats installés à Elne, avenue du Général de Gaulle, Jo est le mal-aimé de la famille. Il n'a pas toute sa tête, il ne fait rien, ne sert à rien (c’est un peu un être inutile). Les Vignes, c'est une famille nombreuse. Ils vivent non pas dans une maison, mais dans une sorte de hangar qui fonctionne comme un tout, atelier ou maison. Le papa tient la tonnellerie avec un des fils. Il y aussi deux filles. Jo est l'aîné, il est né en 1920 − lorsque j'ai bien connu Jo, j'étais adolescent − lui avait 40 ans et moi 16[nous sommes alors, donc, en 1960].Dans tous les bals où Jo allait, il y avait ces imbéciles qui lui empoisonnaient la vie − lui ne disait jamais rien, il était gentil. Des fois, il venait au bal avec son accordéon et en bon fils d 'Auvergnat, il aimait la bourrée. Les malfaisants lui faisaient jouer de l'accordéon et danser la bourrée à n'en plus finir. Mais comprenez qu'à la fin, ça devenait lassant de se retrouver avec la même bande de lourdauds qui empoisonnaient ce brave garçon. Pour ce quiest du tonneau dans la cour − je revois leur image encore en vous écrivant (c'est le chemin de l'école, je les voyais quatre fois par jour) − il y avait cinq ou six énormes tonneaux −des foudres énormes− et dans l'un d’eux, Jo dormait. C'était sa chambre à coucher ! Hiver comme été ce brave Jo dormait là ! Vous comprendrez maintenant que le dessin de son chalet prenne la forme d'un tonneau." (Jean de la Lune)
Cela m'est revenu lorsque j'ai eu envie de rassembler pour les besoins de la note présente quelques images ayant pour point commun le tonneau vu comme un habitat (si l'on peut dire cela pour le cas qui suit immédiatement).
La seconde occurrence où figure un tonneau, elle aussi a déjà fait l'objet d'une note précédemment. Mais, dans une autre note qui se veut rassemblement et anthologie d'habitats-tonneaux, cela prend un sens élargi.
Tombe de Léonce Chabernaud, Rochechouart, photo (carte postale) Jacques Thibault
Pour ceux qui n'auraient pas lu les commentaires croisés de "l'Aigre de mots" et de "Pierre-Jean", publiés à la suite de la note donnée en lien ci-dessus, cette tombe représente le wagon-foudre d'un négociant en vins, anticlérical au point d'avoir voulu se faire enterrer sous un symbole qui moquerait les bigots de tous poils dans sa région et au-delà. Et il faut dire que cette sépulture de ce point de vue ne manqua pas sa cible... De plus, elle appelle par analogie d'autres coutumes funéraires pratiquées dans des cultures a priori bien éloignées des nôtres, comme cette coutume au Ghana dans l'ethnie Ga qui consiste à fabriquer des cercueils en forme d'objets ou d'animaux ayant eu un rapport avec la vie du défunt. J'en ai également déjà parlé.
Extrait de Massif Central magazine, années 1990
Revenons à nos tonneaux, cela dit. Non loin de l'Auvergne, dans le Velay, au sein d'une forêt entourant le magique lac du Bouchet, cachant la bouche d'un volcan, vivait autrefois un certain Pierre Brun, dit communément "Garou", homme à tout faire dans cette campagne du Bouchet-Saint-Nicolas. Pauvre d'entre les pauvres, il habitait un tonneau transformé en abri, avec un toit de zinc, une porte et une fenêtre, foudre de "500 hectolitres" que lui avait cédé par troc son marchand de vins favori du Bouchet. Il y survivait tant bien que mal, creusant les trous des morts au cimetière communal, éclusant pas mal de chopines. Il habitait ainsi le logement idoine, étant donné son occupation favorite... Un hasard pathétique voulut qu'en 1971, il termine sa vie en se noyant dans le lac voisin, buvant plus d'eau qu'il n'en avait jamais absorbé sa vie durant. S'il a disparu, il semble bien qu'en revanche son foudre soit toujours debout, abri de fortune pour les promeneurs de passage.
L'abri de Garou, encore debout dans les années 1990... Photo Luc Olivier, Massif Central magazine
L'idée d'un habitat conçu à partir d'un tonneau, même si elle renvoie souvent au mythe du célèbre Diogène, n'a pas eu à ma connaissance (qui reste tout de même fort limitée en ce domaine) d'applications nombreuses à notre époque si l'on excepte des applications d'ordre publicitaire. Voici deux exemples au moins, relevés en France. L'un, repéré en 2010 à Batz-sur-Mer, montre un stand de vente de vins de Bordeaux, logiquement installé dans un foudre.
Batz-sur-Mer, ph. Bruno Montpied, 2010
Le second a été rencontré ces jours-ci par notre correspondant spécial à Clermont-Ferrand, Régis Gayraud, sur la place de Jaude. Là encore, on a affaire à un marchand de vins, mais cette fois son stand est à "roulettes".
Cette camionnette originale est un vestige de la caravane publicitaire du Tour de France 1952, ph. Régis Gayraud, 2016
Voici la camionnette originale parée aux couleurs de Byrrh...
Alors, certes, certains esprits chagrins pourraient nous rétorquer que ce ne sont là que constructions au service du commerce, mais nous pourrons toujours leur répondre qu'en dépit de cela, continue de passer un message poétique, exploité à des fins de négoce bien sûr, mais toujours présent, concrètement prouvé.
J'ai reçu le catalogue de l'exposition qui s'est terminée le 28 juin à l'Ecomusée de Marquèze dans les Landes, réalisée en partenariat avec le Musée de la Création Franche de Bègles (je profite de cette note pour remercier les responsables de ce dernier). Ce catalogue, présentant les motivations de ses organisateurs (principalement les conservateurs de l'Ecomusée de Marquèze), appelle quelques remarques de ma part, d'autant qu'une de mes déclarations écrites y est prise à témoin, gentiment contestée (comme quoi l'art populaire au sens rural, collectif et normé aurait disparu et survivrait de façon individualiste dans une partie de l'art brut).
"Brut de Pop' " se proposait de confronter l'art populaire et "l'art brut", assimilé par la principale commissaire de cette exposition, Vanessa Doutreleau, tout uniment, dans un bel amalgame qui ne s'embarrasse que de peu de nuances, à l'ensemble de la collection du musée de la Création Franche à Bègles, qui avait prêté pour cette manifestation environ 250 œuvres. Je parle d'amalgame et d'absence de nuances dans la terminologie parce que comme le savent ceux qui fréquentent ce musée, il existe de fortes différences, à la fois en termes de sociologie de l'art qu'en termes d'inspiration et d'arrière-plans culturels, entre les différentes expressions plastiques conservées à Bègles.
On y trouve de l'art brut, mais aussi de l'art naïf, de l'art populaire contemporain, de l'art contemporain singulier, des surréalistes se revendiquant en tant que tels aujourd'hui même (en filiation avec le mouvement surréaliste historique et non pas de façon unilatéralement proclamée, comme cela paraît se produire ici et là, notamment à Bordeaux), le tout s'amalgamant dans ce que Gérard Sendrey a étiqueté "création franche" (sans parvenir véritablement au fil du temps à imposer le terme) et qui ces derniers temps se laisse aussi englober sous l'étiquette d'art marginal¹ pour ne plus dire "art singulier" qui, du fait de ses terribles succédanés - les sous-Chaissac et les producteurs de têtes à Toto en pagaille - est un terme aujourd'hui bien galvaudé.
Jean Dominique (en haut) et Gabriel Vergez (en bas), catalogue Brut de Pop'
René Guisset, danseurs aux rubans, sculpture coll. Alain Moreau
Si Vanessa Doutreleau a totalement raison quand elle met en regard les sculptures naïves et frustes (terme non péjoratif sous les touches de mon clavier) de Jean Dominique, voire aussi de René Guisset (tous deux présents dans la collection de la Création Franche) avec celles de l'autodidacte de semblable culture populaire Gabriel Vergez (qui fait partie de la collection de l'écomusée de Marquèze et qui à cette occasion s'est révélé être une véritable découverte), Dominique et Guisset exemples tous deux de sculpture populaire contemporaine², les autres comparaisons de notre commissaire d'exposition - par exemple lorsqu'elle confronte les œuvres d'artistes, plus ou moins consciemment déférents à l'égard des œuvres de l'art populaire rural (comme le font entre autres Jean-Joseph Sanfourche ou Gilles Manero), avec d'autres objets venus de la collection d'art populaire de l'Ecomusée de Marquèze, objets religieux ou bien outils - ces autres comparaisons ne renvoient plus à une confrontation art populaire rural/art brut, mais plutôt à un rapport art populaire rural/art singulier. Or l'écart entre ces deux catégories, pour le coup, se trouve être bien plus large.
Ce véhicule brinquebalant de Burland peut paraître associable à l'art brut... Mais seulement si on ignore que son auteur, suisse, a beaucoup vu d'œuvres d'art brut... qui l'ont probablement passablement marqué
Carlo M, bateau le Sozialis, art produit en hôpital psychiatriqueen Suisse ; une référence pour François Burland ?
Jean Bordes relève quant à lui nettement plus nettement de ce que l'on appelle l'art brut, du genre structures amalgamées-ficelées (voir Judith Scott aussi) ; lui aussi a pu influencer certains singuliers que l'on qualifie du coup de "bruts", par confusion des genres je trouve
Voici une maquette de trolley du Néerlandais Willem Van Genk qui lui aussi a dû impressionner François Burland... ; selon moi ce dernier illustre bien un type d'artiste contemporain singulier qui connaît si bien l'art brut qu'il en est profondément marqué ; cependant il s'en distingue généralement par un aspect esthétisant qu'il ne peut que difficilement éviter (voir la première image de cette série, l'œuvre de François Burland, un tantinet plus pimpante...)
L'art singulier, autrement appelé Création Franche à Bègles ou Neuve Invention à Lausanne, regroupant toutes sortes d'artistes semi-professionnels, en marge du système traditionnel des Beaux-Arts, artistes auxquels le terme turfiste d'outsider correspond finalement assez bien (c'est le canasson pas favori au départ qui peut finir par arriver bon premier...), l'art singulier est en effet assez différent - par ses substrats culturels, et par les connaissances artistiques de ses auteurs - du jaillissement irrépressible de l'art véritablement brut. L'art singulier, produit de créateurs semi-artistes – "semi", parce qu'introduits de façon limitée dans le monde professionnel (c'est évidemment variable selon les cas) – l'art singulier est une pratique de l'art, la majeure partie du temps autodidacte, où l'on sent malgré tout une culture artistique à l'œuvre par-dessous. Culture artistique souvent forgée de manière personnelle, et influencée par l'exemple rude et direct des créateurs de l'art brut.
Les semelles peintes d'Alain Pauzié, artiste atypique de la Création franche et de l'art singulier, n'ont en commun avec les sabots décorés de l'art populaire que le fait d'appartenir au monde de la chaussure ; la confrontation des deux arts débouche ici sur une confrontation art populaire/art contemporain (marginal): pourquoi pas? Mais l'étude devrait alors être infiniment plus vaste, ouvrant sur des perspectives beaucoup plus cruciales (l'usage social de l'art) qui ne paraissent pas faire partie de ce qu'ont recherché les organisateurs de "Brut de Pop' ")
L'automatisme, même si il n'est pas revendiqué sous ce vocable, est largement pratiqué dans l'art singulier où l'on reconnaît des artistes tout à fait anticonformistes qui sont aujourd'hui diffusés par les médias, comme Gaston Chaissac par exemple, énormément imité çà et là par tant et tant d'épigones moins originaux. Cobra, Dubuffet, les surréalistes, Miro, l'art populaire, mais parfois aussi l'expressionnisme allemand, en plus généralement de tout ce qui se fait connaître à travers de grandes expositions évoquées par les médias, bouleversent et chamboulent les esprits de ces autodidactes qui se lancent dans l'art avec spontanéité. Un certain primitivisme dans l'expression, un goût des couleurs vives pour ne pas dire criardes, sont des caractéristiques récurrentes dans ces arts singuliers.
Vanessa Doutreleau, qui s'intéresse visiblement beaucoup à l'art populaire (ce en quoi elle nous est sympathique, de même que le concept de cette exposition), s'efforce donc de trouver des parallèles entre les collections de son écomusée et certaines œuvres du musée de la création franche qu'elle assimile à la louche à l'art brut. Elle veut s'attacher à prouver que l'art populaire n'est pas mort, et qu'il survit aujourd'hui dans ce qu'elle prend pour de l'art brut à Bègles. Elle aurait dû je pense, tout en triant plus judicieusement dans la collection du musée de Bègles (garder Jean Dominique et Emile Ratier...), se tourner en outre du côté de plusieurs autres collections et peut-être notamment interroger des collections d'art populaire contemporain, comme celle du petit musée des Amoureux d'Angélique au Carla-Bayle dans l'Ariège, ou puiser dans l'histoire des expositions montées dans le passé par le Musée International des Arts Modestes à Sète et ailleurs. L'art modeste est en effet un concept qui recoupe assez largement celui d'art populaire contemporain, même si son défenseur, le peintre Di Rosa l'a tellement élargi qu'il en est devenu un inénarrable fourre-tout (pin-ups sur camions, mouchoirs dessinés par des taulards, skate customisés, décors de flippers, collectionnites aiguës, jouets anciens, publicités, ex-voto contemporains, affiches peintes à la main, masques de catcheurs mexicains, etc.).
Cette confrontation entre une machine à tailler la bruyère bricolée par Jean Cazenave (collection de l'Ecomusée de Marquèze) et la maquette de bois assemblés d'Emile Ratier apparaît ici parlante, mais l'on a affaire avec Ratier à un authentique créateur populaire, intégré à l'art brut
L'art brut de son côté, s'il contient (s'il a contenu) beaucoup de cas de créateurs d'extraction populaire, coupés de la culture traditionnelle des anciens artisans ruraux, rassemble aussi des créateurs cultivés en situation de rupture, parfois fort cérébraux (des illuminés mystiques confus, des adeptes de la numérologie et des diagrammes ou schémas en tous genres, des handicapés non indemnes de culture artistique exhibée par leurs thérapeutes). Le concept d'art brut est devenu du coup de plus en plus flou.
C'est là que je me dois de souligner mon évolution personnelle face à ces transformations. Personnellement, je cherchais autrefois dans l'art brut une dimension de naïveté et d'immédiateté, proche du regard enfantin, qui provenait de la part populaire de l'art brut (je m'y intéresse cela dit toujours). J'ai cherché, dans l'article des actes I du colloque sur l'art brut monté par Barbara Saforova dans le cadre d'un séminaire qu'elle mène, à dresser des passerelles entre art brut et art populaire. Cet article est cité par Vanessa Doutreleau dans ses textes du catalogue. Mais elle me range aux côtés d'un Michel Thévoz (ce qui m'honore grandement) pour conclure que j'aurais conclu à la mort de l'art populaire. Que nenni pourtant... Même si je réitère que l'art populaire rural d'autrefois, aux normes esthétiques assumées par les communautés, aux produits utilitaires, a bien quasiment complètement disparu en France, je trouve néanmoins qu'on peut encore trouver ici et là des formes de regain anarchiques, déconnectées d'une intégration à la vie du peuple.
De plus, si je ne le trouve plus beaucoup dans l'art brut new look qu'on cherche à mettre en avant entre autres à la galerie Christian Berst, je continue de le retrouver chez les créateurs d'environnements spontanés que j'ai étudiés dans mon livre Eloge des Jardins anarchiques (que Mme Doutreleau ne paraît pas avoir lu, ce qui est dommage car elle y aurait vu que j'y défends certains inspirés qui travaillent dans un esprit collectif, comme la famille Montégudet en Creuse par exemple), et aussi ailleurs, notamment chez toutes sortes de créateurs inaperçus ou complètement anonymes que l'on rencontre la plupart du temps plutôt en brocante que dans les galeries. Les ventes aux enchères, les vide-greniers sont des endroits où réapparaissent toutes sortes de créateurs la plupart du temps oubliés, peu remarqués parce que leurs œuvres sont restées peu nombreuses, et naïves. Ce blog en a présenté régulièrement plusieurs d'entre elles.
Des bouteilles peintes de Louis Beynet, coll. privée, Paris ; j'ai présenté ce travail naïf insolite dans le n°3 de la revue L'Or aux 13 îles
Je ne crois donc pas à la disparition de l'art populaire. Il s'est fait seulement plus individualiste, plus libre partant de là, toujours aussi marqué par un regard d'enfant préservé, et n'intéressant que peu le marché de l'art (et tant mieux!). Les catégories d'art populaire contemporain ou d'art populaire insolite que j'ai insérées dans la colonne de droite sur ce blog atteste de mon intérêt pour cette permanence de l'art populaire.
_____
¹ Ce terme d'art marginal est revendiqué pour cet été dans un communiqué de presse rédigé par Oana Amaricai annonçant un festival du même nom à Montcuq dans le Lot (je ne sais s'il y a eu malice dans le choix de ce bourg...). La manifestation est organisée par elle (du 1er au 15 août ) en collaboration avec Jean-Luc Bourdila et Marcel Benaïs, présenté par ailleurs comme "artiste ufologue" (c'est-à-dire qui voit des soucoupes volantes partout?). Je souscris assez au texte de cette dame. Oana Amaricai et Jean-Luc Bourdila sont par ailleurs animateurs de cet autre festival d'art marginal le "Grand Baz'Art à Gisors" qui s'est tenu le récent week-end du 4-5 juillet dernier. Si j'ai le temps, j'y reviendrai bientôt, afin d'évoquer un créateur que j'y ai rencontré.
² Cette sculpture populaire contemporaine est une catégorie qui prend parfois l'allure d'un sous-ensemble de l'art brut, quoique ce dernier ait tendance à évoluer considérablement du fait de l'emprise de certains marchands, puisqu'on y intègre de plus en plus des œuvres d'esprits savants en rupture, du type Lubos Plny ; l'œuvre de ce dernier est stylistiquement à des années-lumières de la naïveté d'un Vergez ou d'un Jean Dominique. L'art brut est ainsi associable plus facilement avec les œuvres d'un certain type d'art plastique contemporain. On voit ce que vise aussi cette manœuvre, attirer d'autres collectionneurs vers cet art brut devenu plus intellectuel, partant plus présentable aux yeux d'un amateur d'art contemporain.
Voici un lien vers un petit film de Fritz Schumann diffusé sur le site du National Geographic relatif à une dame qui vit dans un village déserté (37 habitants aujourd'hui, et comme elle le dit dans le film, il y a plus de poupées désormais, 350 environ - simulacres des anciens habitants - que de personnes vivantes).
Capture d'écran d'après le film de Fritz Schumann
Cela se passe au fond d'une vallée perdue du Japon. Je dois cette information à une spectatrice qui nous en a parlé lors de mon intervention récente à la Bibliothèque Robert Desnos de Montreuil. C'est l'évocation que je fis à un moment des créateurs d'épouvantails, Denise Chalvet et Pierre-Maurice Gladine dans l'Aubrac, qui eux aussi peuplent leur coin perdu de mannequins que l'on peut interpréter comme autant de simulacres de mortels disparus, qui fit penser à cette dame de rapprocher leur démarche de celle de la créatrice japonaise. Pour voir la vidéo, cliquez sur le lien...
Dans l'ancien garage de Denise Chalvet et Maurice Gladine, ph . B. Montpied, 2012
Capture d'écran d'après le film de Fritz Schumann, "J'ai commencé de faire des poupées il y a dix ans" (Ayano Tsukimi)
Capture d'écran d'après le film de Fritz Schumann, "Je pensais que nous avions besoin d'épouvantails..."
Capture d'écran d'après le film de F. Schumann, "Donc je fis une poupée semblable à mon père..." (aveu qui peut prêter à sourire: le père épouvantail, qui fait peur, mais qui peut aussi vouloir dire autre chose: le père qui protège et fait fuir les mauvais esprits...)
La dame faiseuse de poupées se nomme Ayano Tsukimi. On trouvera peut-être ses créatures assez peu naïves au demeurant ; il semble que cela tienne au fait que la créatrice soit une femme cultivée : elle tient avec aise un discours qui montre une conscience nette de son travail et une réflexion poussée à propos de l'existence.
Capture d'écran d'après le film de F.S. ; "Je suis très bonne pour confectionner des grand-mères..."
Elle vit dans un petit village (Nagoro) de Shikoku, une des quatre grandes îles du Japon. Elle crée une poupée chaque fois qu'un habitant décède ou quitte le village, ce qui constitue de fait un témoignage mémoriel (éphémère ; comme elle le dit, les poupées durent encore moins que les humains, puisqu'elles se désagrègent en moins de trois ans généralement). Elle dresse ainsi sous le ciel, à la merci des aléas climatiques, le simulacre du patrimoine humain de son village (chacune des poupées campant un habitant dans une activité caractéristique, que cela soit pendant un travail ou un loisir ; elle a ainsi reconstitué l'école avec son personnel et ses élèves disparus, des paysans dans les champs, des pêcheurs et des chasseurs, etc.).
Capture d'écran d'après le film de F.S. ; la classe d'école (alors que la vraie école d'origine a disparu à présent)
Cela apparente son travail aux sculptures de Stan Ion Patras et ses émules qui dans le village de Sapinta dans le Maramures en Roumanie ont conservé au fil des années, dans un style infiniment plus naïf pour le coup, la mémoire des habitants du village dont les proches souhaitaient voir les faits marquants de leurs vies représentés en sculpture et peints sur leurs stèles funéraires. Le cimetière "joyeux" de Sapinta a constitué ainsi au fil des ans la saga colorée des habitants transitoires du village (voir ci-dessous une photo empruntée au site Archi Libre).
Les mannequins-épouvantails de Denise et Maurice dans l'Aubrac proviennent probablement d'une semblable quoiqu'inconsciente volonté de ressusciter les fantômes du passé, d'où l'allure de zombies qu'ils peuvent prendre parfois à mes yeux... De même un habitant de l'Hérault, Henry de la Costète (pseudonyme choisi par lui), que nous a révélé Dom sur son blog Hérault insolite, a reconstitué un village occitan typique (appelé Camarière) sur une colline en terrasses en plantant dessus des mannequins et des cabanes censées figurer les différentes activités de ce village conçu comme un archétype de son village d'enfance.
Henry de la Costète, village occitan simulacre de Camariere avec mannequins et boutiques d'artisans, commerces, à Lunas (Hérault); ph. BM, 2012
On constate donc que de Nagoro à l'Hérault et l'Aubrac de semblables nostalgies sont au travail, trouvant de semblables solutions dans des styles divers.
Capture d'écran film F.S., "Peu de gens aiment mes poupées, je présume...": Mais si, Mme Tsukimi, détrompez-vous... Par ici, en France, elles nous parlent!
Comme tous les ans à pareille époque revient le festival du Film d'Art Singulier organisé par l'association Hors-Champ en plusieurs points de la ville de Nice, dans l'auditorium de la bibliothèque Louis Nucéra, dans celui du MAMAC et apparemment aussi, et cela c'est une première, à l'Hôtel Impérial, le charmant hôtel d'un autre temps où se retrouvent d'année en année tel ou tel invité de l'association. Je me souviens en particulier d'y avoir pris le petit déjeuner en compagnie à la fois de Claude Massé, de Caroline Bourbonnais et de Francis David, réunion improbable, sous les dorures, les grands miroirs aux cadres richement ornés, les tentures, le plafond peint de la salle à manger des baies de laquelle l'œil se laissait caresser par le spectacle des palmiers défendant l'entrée de l'hôtel. Quel magnifique endroit si bien à l'écart...
Vidéo ultra-courte prise dans la salle d'attente due l'Hôtel Impérial, à Nice,
Un dessin de Friedrich Schröder-Sonnenstern représentant semble-t-il Napoléon, récupéré via internet sur le blog True Outsider
Comme on le voit sur le programme inséré ci-avant, hommage sera de nouveau rendu au cours de ce festival à Caroline Bourbonnais par l'association qui l'invita à plusieurs reprises pour les films faits par Alain Bourbonnais par exemple. Le 6 juin, personnellement j'aurais bien vu le film sur Schröder-Sonnenstern (25 min.) ainsi que celui de Bruno Decharme, probablement un des derniers que ce réalisateur par ailleurs collectionneur de l'association ABCD a dû réaliser, sur Hans-Jorg Georgi (12 min), ce créateur d'une escadrille de coucous déglingués qui avait beaucoup impressionné les visiteurs lors de l'exposition de la collection à La Maison Rouge récemment (en tout cas bien plus que les œuvres en diagrammes et autres numérologies prétendument "art brut" de la section "Hétérotopies").
Hans-Jorg Georgi, l'escadrille de la Maison Rouge, expo ABCD, ph (sur mobile pas terrible) Bruno Montpied, 2014 ; la scénographie était pour beaucoup dans le choc ressenti à la vue de ces maquettes faites de bric et de broc ; elle avait été réalisée paraît-il avec l'assentiment de l'auteur
Solange Knopf s'en vient à Bruxelles exposer à nouveau, cette fois hébergée par deux passionnés de son travail, Clem et Claude Jadot. L'exposition a une durée météorique, deux jours seulement, les samedi 9 et dimanche 10 mai (de 14 à 19h), le vernissage se passant le vendredi 8 mai de 18 à 22h. Voici l'adresse pour ceusses qui aimeraient y faire un tour: 77, Drève des Renards, Uccle, Bruxelles.
Solange Knopf, sans titre, 109 x 79 cm, crayons de couleur sur papier en fibre de bambou, 2015 ; Ph Luc Shrobilgten
*
Galerie Isola de Francfort, de l'art brut en Allemagne: Ernst Kolb
La galerie Isola à Francfort, dirigée par Patrick Lofredi, un Français installé en Allemagne, galerie qui était présente au récent salon outsider art fair de Paris à l'Hôtel le A, présente actuellement une exposition sur un nouveau venu dans le champ de l'art brut, Ernst Kolb, à l'occasion de la sortie d'un livre de Rolf Bergmann consacré à ce créateur. Cela dure du 3 avril au 24 mai. Adresse: Falkstraße 40, 60487 Francfort. Tel 01 57 34 92 23 72. Ils ont un site web bien sûr: http://www.galerie-isola.de/. L'art brut en Allemagne est un terrain très peu connu en France, n'est-il pas?
Et toujours le musée d'art brut et naïf de Suisse orientale, le "museum im Lagerhaus" (l'Entrepôt) à Saint-Gall qui présente cette fois une collection privée...
Du 21 avril au 18 Octobre2015 (ouverture le 20 avril), se tiendra une exposition consacrée à la collection de Mina et Joseph John avec environ 650 œuvres d'art brut ou populaire suisse. Il semble que cette collection soit ouverte au public en dehors de cette manifestation. Parallèlement à l'expo, le musée Im Lagerhaus présente dans sa documentation un aperçu de la collection complète (de même sur son site web, on peut découvrir des reproductions de l'ensemble de cette collection mise en ligne!). J'avoue avoir toujours eu un petit faible pour ce musée caché dans l'Appenzell qui nous montre si souvent du nouveau et du plus délectable en matière d'art brut, naïf ou populaire. Dommage que ce ne soit pas ma banlieue...
Là, l'exposition intitulée "Obsessions", n'en a plus que pour quelques jours, puisqu'il est prévu qu'elle se termine le 16 mai. Parmi plusieurs noms relevant de l'art moderne (Bellmer, Saby, Fred Deux, Molinier...) ou de l'art singulier (inévitable Ody Saban...) dont les œuvres sont exposées, on signalera trois magnifiques peintures d'Eugen Gabritschevsky, qui devrait être bientôt exposé en plus grand à la Maison Rouge (vers la fin de l'année), d'après ce que nous en a dit Benoît Morand l'un des animateurs de la galerie. Ainsi que la peinture de Lubos Plny, moins chargée qu'à l'habitude et formidablement équilibrée, qui a été choisie pour le carton d'invitation. Et un très beau André Masson également (à quand une rétrospective de cet artiste qui paraît moins chéri des commissaires d'exposition que d'autres du mouvement surréaliste?)... Liste complète des exposants: H. Bellmer, J. Benoît, F. Deux, J. Domsic, J. Ferrer, J. Fischer, E. Gabritschevsky, G. Harloff, E. J. Hodinos, V. Jakic, I. Jarousse, J. Kolar, R. Léonardini, S.Lepri, R. Lonné, M. Macréau, A. Masson, P. Molinier, M. Pelosi, L. Plny, O. Saban, B. Saby, Scottie-Wilson.
Lubos Plny, sans titre, 83 x 59,5 cm, encre de Chine et acrylique sur papier, 2008
*
"Ligabue et les visionnaires candides" au Centre Miche Berra de Costigliole Saluzzo (région de Coni, Piémont)
Ça doit être bien joli ce patelin de Costigliole Saluzzo, situé au sud de Turin, au pied des Alpes (du côté français, il y a le Queyras), où est montée une exposition (du 28 mars au 5 juillet) que j'aurais bien aimé voir... Hélas, elle se terminera juste au moment de la grande transhumance des vacances. Ligabue, ce peintre naïf connu pour ses tigres aux gueules féroces, n'est pourtant pas bien connu hors d'Italie et pas souvent exposé.
Antonio Ligabue, un de ses tigres féroces
Cette année, c'est le cinquantième anniversaire de sa disparition. Avec lui, on a joint des œuvres de Ghizzardi, lui qui fut exposé à Nice et à Paris il n'y a pas si longtemps, et de Bruno Rovesti. A côté sont aussi présentés quelques artistes naïfs yougoslaves Generalic, Rabuzin, Vecenaj, Lackovic et Kovacic qui m'attirent moins (hormis Rabuzin).
Un document tourné par Raffaele Andreassi en 1962, assez étonnant je trouve, Ligabue, il vero naïve, de 1977 pour la RAI semble-t-il, où l'on voit Ligabue en action, cherchant à imiter des bruits d'animaux (je crois...) et trouver l'amour auprès d'une dame qui paraît charitable à son égard, sans plus...
*
Louis Soutter confronté à Victor Hugo dans le musée de la Place des Vosges
"Dessins parallèles" est le sous-titre de l'expo (prévue pour durer du 30 avril au 30 août) des dessins des deux grands artistes amants du noir et du charbonneux. On connaît les encres de Hugo, ses paysages visionnaires, ses personnages grotesques, ses pochoirs, ses taches interprétées, mais un peu moins les peintures tracées aux poings et aux doigts par le Suisse Soutter.
Je ne sais pas encore si ce sont ces dernières du reste qui seront au musée Victor Hugo, je me contente de l'espérer car le carton d'invitation que j'ai reçu en montre une, ce qui paraît inférer qu'il y en aura d'autres place des Vosges. C'est ce que je préfère dans l'œuvre de Soutter, ses dessins au trait me lassant davantage. Ses peintures aux poings, parfois d'une sobriété étonnante et sans perdre pour autant de leur force, ont marqué d'après moi certains artistes singuliers suisses comme par exemple Christine Sefolosha (à ses débuts) ou François Burland.
Un Soutter (le Héros)exposé il y a peu (2012) à la Maison Rouge, provenance galerie Karsten Greve là aussi...
*
Guy Girard, Jean-François Affre, Christian Martinache
Vous ne trouverez pas beaucoup de renseignements sur le Net sur ces trois compères-là qui se sont alliés pour exposer à la galerie Artcomplice (11, rue Petit dans le 19e ardt, Paris ; tél: 01 40 41 97 77 et 06 70 06 31 88) du 15 au 27 avril (plus que quelques jours donc). Personnellement, je me suis souvent intéressé aux peintures du premier qui a exposé autrefois au musée de la Création Franche à Bègles et que j'ai souvent évoqué sur ce blog.
Guy Girard, anagraphomorphose sur le paraphe de Flora Tristan, huile sur toile, musée de la Création Franche, ph Bruno Montpied (2009)
*
Du côté de la Galerie Dettinger, Danielle Stéphane
Nouvelle exposition à Lyon, place Gailleton, d'une artiste qui paraît sûre de ses moyens quant à la représentation de personnages, dans des compositions apparentant ses scènes de cirque à des constellations de formes blanches sur des fonds sombres, le tout dans un trait poudreux.
Danielle Stephane, Lola au cirque, 110 x 72 cm, encre sur papier, 2014, ph Claire Defosse
Cela s'appelle "Variations Lola, encre sur papier" et c'est du 11 avril au 9 mai, en partenariat avec la galerie Jean-Louis Mandon, (3, rue Vaubecour dans le 2e ardt) où une autre exposition intitulée "Nymphes et vanités, encre sur volume" est montée en parallèle (du 7 avril au 25 avril, plus que très peu de temps...).
*
"Wild Garden" (Jardin sauvage), art naïf et brut venu d'Iran à la Galerie Hamer, Amsterdam
J'ai déjà mentionné quelques créateurs bruts venus d'Iran, tous aussi originaux et talentueux les uns que les autres. On retrouve dans cette expo Davood Koochaki qui fut exposé déjà à la galerie Hamer ainsi que récemment à Paris dans le cadre de "Sous le vent de l'art brut II" (sur la collection néerlandaise du De Stadshof), mais cette fois associé à trois autres artistes moins connus, Mohammad Ariyaei, Salim Karimi et Gorgali Lorestani.
Mohammad Ariyaei, sans titre, 70 x 50 cm, Galerie Hamer, Amsterdam, Pays-Bas
Il semble que le point commun unissant les travaux de ces quatre créateurs est de n'avoir point totalement coupé par leurs sujets avec leur culture autochtone, un peu comme dans le cas de certains créateurs aborigènes australiens, ou des peintres de diverses ethnies en Inde. Ils font davantage preuve d'originalité par le style de leurs dessins ou peintures.
Deux pages du dépliant annonçant l'exposition à la galerie Hamer avec deux œuvres de Gorgali Lorestani, où l'on voit la présence très importante des textes mêlés aux graphismes
J'ai appris un peu à la dernière minute, et avec très peu d'informations sur le contenu de l'exposition (ainsi que sur la totalité des auteurs présentés)... qu'une manifestation commençait le 1er avril à l'Ecomusée de Marquèze (fin prévue le 28 juin) près de Sabres dans les Landes (entre Bordeaux et Mont-de-Marsan ; le titre est un calembour bien entendu, on veut nous faire songer à "brut de pomme"... Et l'on joue aussi en sous-titre sur les rapports de l'art brut avec l'art populaire en posant la question de "l'impopularité" hypothétique de ces formes d'art).
Le musée de la Création Franche de Bègles est associé à l'exposition par le prêt de pas moins de deux cents œuvres. Ils sont généreux à Bègles, faut pas le nier. Mais qui est exposé, c'est la question à mille francs ? Il semble qu'il n'y ait pour l'instant aucun dossier de presse de disponible, et l'on en est donc réduit aux supputations. Un catalogue, sous la forme d'un numéro spécial de Création Franche, devrait cependant, en principe, sortir la semaine prochaine. Les amis Albasser m'ont informé de plus qu'il y a deux douzaines d'œuvres de Pierre Albasser d'accrochées dans une section consacrée à la "récupération" (on les apercevait, à un moment d'internet, en illustration d'un communiqué de l'Ecomusée, présentées sous des cadres vitrés suspendus). Il semblerait aussi qu'on puisse aussi y trouver des pièces de Simone Le Carré Galimard, si le masque sur l'affiche est bien d'elle... A côté de l'affichette ci-dessus, on aperçoit aussi une de ces charmantes sculptures ultra brutes de décoffrage de Jean Dominique (sur lequel, je profite de l'occasion, est paru il n'y a pas si longtemps un ouvrage entièrement consacré à sa vie et son œuvre – avec une centaine de sculptures reproduites – livre écrit et autoédité par Jean-Luc Thuillier, Jean Dominique, une figure de l'art brut en Périgord, 2012). Le musée de la Création Franche possède en effet une cinquantaine de pièces de cet auteur.
Deux petites sculptures de Jean Dominique, musée de la Création Franche, ph. Bruno Montpied
Mais pour le reste? On ne peut que faire des suppositions en attendant qu'on trouve le temps de nous en dire plus ou que je rencontre quelque motorisé qui voudrait bien m'emmener là-bas... Le laïus du communiqué déjà évoqué indique: "Objets du quotidien détournés, art du bricolage et de la récupération, cette exposition propose de découvrir des objets aussi insolites qu’esthétiques, mais aussi de s’interroger sur les principes de la création artistique, qu’elle soit populaire, brute ou franche.
Anonymes, artisans, artistes, les créateurs rassemblés ici offrent une vision esthétique du monde loin des « beaux-arts » et des cercles académiques. Pour vous en faciliter la découverte, nous avons regroupé ces objets et œuvres autour de sept thématiques : l’artiste-artisan, le monde rural, le foyer, le religieux, l’enfance, les fêtes et les loisirs, la récupération."
Il semble donc que l'on veuille – dans un écomusée, c'est dans la logique des choses – associer l'art brut, et la création singulière d'artistes en porte-à-faux avec l'art des "Beaux-Arts" d'un côté (ce qui fait le fonds du musée de la Création Franche), avec, d'autre part, l'art populaire au sens rural du terme (tel qu'il a été conservé en tout cas dans ce musée consacré à la culture populaire landaise¹). Pour illustrer ce dernier aspect, il semble que l'Ecomusée ait décidé de mettre des éléments de sa collection (statues, œuvres de patience, meubles, gourdes en calebasse gravée, jouets...) en regard des œuvres venues de la Création Franche. Il faut préciser du reste que c'est une responsable de l'Ecomusée, Mme Vanessa Doutreleau, chargée des expositions au Pavillon de Marquèze, qui a choisi les 450 œuvres (au total) de "Brut de Pop'". J'applaudis en principe à ce genre d'initiative qui permet de réassocier art d'autodidactes bruts ou naïfs et art populaire, loin de l'art moderne ou contemporain (le rapprochement avec ces derniers, comme je l'ai déjà dit, se fait en effet par trop depuis quelque temps dans les cercles plus mondains de la capitale). Plutôt que de conserver une collection d'art brut dans un musée d'art contemporain et d'art moderne, on aurait pu tout aussi bien imaginer la voir entrer dans le prolongement d'un musée d'art populaire, comme c'est presque le cas lorsqu'on découvre en Bourgogne dans un même triangle géographique (j'avais appelé celui-ci autrefois, en 1989..., le "triangle d'or") le musée d'art naïf de Noyers-sur-serein, le musée d'art populaire de Laduz et la Fabuloserie de Dicy...
Une vue fort partielle de l'expo
Il faut souligner ce que ce projet a de tout à fait plausible et stimulant, à l'heure où certaine galerie parisienne et certain grand collectionneur voués à l'art brut aiment à mettre en avant ce qui relève à l'intérieur du champ de l'art brut plutôt du document ou de hautes élaborations intellectuelles pondues par des êtres cultivés en rupture, élaborations débouchant sur des chinoiseries cérébrales proches en terme d'ennui de tant d'œuvres de l'art contemporain le plus emmerdant (je pense au secteur dit "des hétérétopies scientifiques" de la dernière exposition ABCD à la Maison Rouge).
____
¹ On pourrait renvoyer au fait les responsables de ce musée à l'information que j'ai délivrée il y a déjà quelque temps sur ce blog à propos d'Alphonse Benquet, ce peintre et sculpteur landais qui vivait dans les décennies du début XXe siècle à Tartas, non loin de Mont-de-Marsan dont est proche Sabres.
La balade que je relaterai ici commence à dater un peu. Elle fut faite en mars 2014 dans les collections permanentes du Musée National d'Art Moderne suite à une indication que m'avait donnée une membre du CrAB (Collectif de recherche autour de l'Art Brut). On sait que la collection permanente de ce musée, malheureusement toujours prisonnière de l'affreuse raffinerie beaubourgeoise et pompidolienne de la rue Rambuteau à Paris (que ne l'exile-t-on pas, celle-ci et sans le MNAM, à Marseille pour qu'on nous rapatrie en échange les collections du MUCEM?) est de temps à autre remodelée, ré-accrochée, bouleversée, etc. C'était le cas au début de l'année dernière. Je ne sais si elle a encore changé depuis, ne passant guère mon temps dans ces parages. En mars 14, il y avait du nouveau. Si le groupe CoBrA paraissait glorieusement absent des cimaises, ou du moins passablement sous-représenté, quelques insolites œuvres avaient été tout à coup sorties des réserves, en majorité liées au fonds d'œuvres naïves que recèle le MNAM, grâce semble-t-il aux acquisitions de l'ancien directeur du musée Jean Cassou.
Tableau de Colette Beleys (1911-1998), La Maison Potagère (1950), intégré aux collections du MNAM du temps de Jean Cassou ; Colette Beleys était une artiste qui se disait "peintre instinctive", non pas participant d'une "naïveté" mais se revendiquant plutôt d'une "innocence poétique" ; ses compositions fort élaborées, pour moi essentiellement des années 1930 à 1950, sont d'une poésie délicate (merci à Jean-Louis Cerisier qui attira autrefois mon attention sur elle) qui me font songer à certains autres figuratifs cousins par le style et l'esprit de sa manière, comme Elie Lascaux par exemple ; une exposition consacrée à elle tourna en 95-96 entre diverses villes, comme Montauban, Aix-en-Provence, Besançon, etc. et un catalogue fut publié à cette occasion
Il s'agissait, semble-t-il, dans les espaces que les conservateurs leur avaient consentis (des couloirs aux murs vitrés comme autant d'espaces interstitiels entre les différentes salles, parenthèses, intervalles où on logeait ainsi des marginaux, des œuvres posant question?), il s'agissait de proposer des rapprochements entre figuratifs savants et figuratifs autodidactes dits ailleurs naïfs qu'un même sens de la stylisation "primitiviste", ou un refus du réalisme – attitudes que l'on pourrait résumer en un seul mot, "réalisme intellectuel" – unissaient. Du reste avant que le visiteur ne tombe sur ces couloirs-intervalles, une première salle du parcours des collections, consacrée à une évocation de l'exposition expressionniste du Blaue Reiter (de 1911-1912), proposait déjà, éparses parmi des œuvres des artistes contemporains de l'époque réunis autour de Kandinsky, quelques pièces liées à l'art populaire de l'époque et revendiquées par le groupe avant-gardiste du Blaue Reiter. Histoire de murmurer à l'œil et l'oreille des visiteurs que ces confrontations art populaire/art moderne ne dataient pas d'aujourd'hui (et avaient peut-être aussi une autre allure que les confusions actuelles entre art contemporain et art brut).
Un des murs de la salle consacrée au Blaue Reiter, MNAM Centre Georges Pompidou, mars 2014
Une sirène, art populaire (entre 1850 et 1890), legs Nina Kandinsky, MNAM Centre Georges Pompidou
André Bauchant, Louis XI faisant planter des mûriers près de Tours, 1943, don de l'artiste (1950), MNAM Centre Georges Pompidou
Des œuvres d'artistes consacrés depuis longtemps comme Naïfs, tels Aristide Caillaud, André Bauchant, Séraphine ou Germain Van Der Steen, se rencontraient au hasard des couloirs, non loin de pièces de Henri Gaudier-Brzeska, d'André Derain ou encore, exposée plus loin dans une salle, d'une œuvre de Feininger, digne d'être mêlée à du brut des plus contemporains.
Henri Gaudier-Brzeska (1891-1915), Samson et Dalila (1913), don Ezra Pound, MNAM Centre Georges Pompidou (là, cependant, il paraît difficile de rapprocher cette œuvre de celles de l'art naïf ou de l'art brut ; plutôt de l'art ethnique éventuellement, par exemple l'art inuit...)
Œuvre de l'expressionniste Feininger, d'une modernité étonnante, préfigurant l'essor du primitivisme contemporain d'un bon siècle et se référant visiblement, et respectueusement, à l'art des enfants, MNAM Centre Georges Pompidou
On trouvait aussi dans un recoin une peinture de la jeune Algérienne Baya qu'André Breton aida à se faire révéler, ainsi qu'une scène de bataille avec des cavaliers, fort naïve et attachante, d'une certaine Janice Biala (1903-2000), une encre sur toile de Géra, primitiviste éthiopien, dont l'œuvre fort colorée était prêtée par le Musée du Quai Branly (on est là en présence d'art africain singulier dérivé de l'art traditionnel éthiopien notamment à base iconographique chrétienne ; l'œuvre se voulant thérapeutique, soignant l'âme et le corps à la manière d'un talisman).
Janice Biala, scène de bataille équestre, 1934-1936, MNAM Centre Georges Pompidou
Géra, encre sur toile, provenance Musée du quai Branly, MNAM Centre Georges Pompidou
Plus loin, on trouvait diverses autres allusions à la créativité populaire ou singulière, hors champ de l'art "mainstream", comme cette photo de Gisèle Freund (voir ci-contre, photo de 1951) s'attardant sur le mur d'ex-voto fauchés par Diego Rivera dans les églises de son Mexique chéri (comme quoi André Breton, qui faisait la même chose, au grand dam de Trotsky paraît-il, si l'on suit l'auteur d'une récente biographie de Jacqueline Lamba, avait des exemples autour de lui au cours de son voyage des années 30 au Mexique). Ou bien encore les statues africaines d'Aniedi Okon Akpan telles qu'elles aussi avaient été empruntées au Musée du quai Branly, dans une salle qui évoquait les anciennes expos du Centre Beaubourg, Les Magiciens de la Terre ou Africa Remix.
Statues d'Aniedi Okon Akpan, MNAM Centre Georges Pompidou (cet Akpan est connu aussi pour de célèbres statues funéraires, à la fois réalistes et naïves, qu'il installait au Nigeria sur les tombes des personnes représentées)
Mais ce qui me scotcha véritablement fut la découverte, toujours dans un de ces couloirs interstitiels si pleins de surprises, de deux œuvres de grand format d'un "anonyme", dont les œuvres étaient entrées selon les cartels du musée en 1953 par don dans la collection permanente. Avait-on jamais vu ces œuvres-là au MNAM, très colorées, plus que naïves, presque brutes pour le coup étant donné leurs audaces s'émancipant grandement des références à la réalité visuelle, et faites à coup de collages et de juxtapositions, surlignés à la gouache? Je parie bien que non. Les cartels, concernant de telles œuvres de format et retentissement si importants, auraient pu nous donner des pistes plus conséquentes, mais on n'avait pas cru bon de le faire... Le visiteur n'avait qu'à se dépatouiller avec ces deux surprenantes compositions qu'on avait daigné leur sortir des réserves, faut pas exagérer non plus...
Anonyme, Le cheval de Troie, (1930-1945), gouache sur papiers découpés et collés, MNAM Centre Georges Pompidou ; on excusera le flou du cliché pris avec un portable pas terrible et placé qui plus est entre des mains tremblant de surprise...
Anonyme (le même que ci-dessus à l'évidence), Le Roi et la Reine, (1930-1945), gouache sur papiers découpés et posés sur une toile collée sur contreplaqué, don à l'état 1953, MNAM Centre Georges Pompidou ; à bien les contempler, on peut se demander s'il ne s'agit pas là de grands travaux d'un enfant ou plutôt d'un adolescent ; il reste que ces deux compositions énigmatiques sont fort étranges et que l'on aimerait en savoir plus...
Note Subsidiaire: Eh bien, voici qu'un commentateur me donne des précisions disant avoir vu un cartel précisant qu'il s'agit de dessins d'enfants. Je n'ai personnellement pas vu les mêmes cartels que lui, peut-être ont-ils été modifiés depuis ma visite qui date de l'année dernière. Mais je veux bien le croire même si cette précision n'apparaît pas sur la fiche de la RMN qu'il nous met en lien (ce serait signé Escolier, et cela signifierait écolier donc?). De toute façon, ces travaux paraissent bien des dessins d'enfant, mais qui les a assemblés, si ce n'est un adulte, un éducateur sans doute....? En cherchant mieux sur la base du MNAM on trouve enfin la référence complète: "Elèves de la Ville de Paris, sous la direction du peintre M. Jean Lombard et de Mme Vige Langevin". Donc il y a bien eu médiation d'enseignants, et la relation des uns avec les autres a donné au moins deux bien belles œuvres. Ce qui me confirme personnellement dans la qualité qui peut se rencontrer dans un travail accompli en commun entre enfant(s) et adulte(s), genre d'action artistique aujourd'hui pas très en vogue, et même plutôt combattu dans les ateliers pour enfants, voire dans les écoles, au nom de l'autonomisation de l'enfant.
On me dira que les écoles en ont beaucoup de ces travaux. Sans doute, je le sais bien, moi qui vois disparaître régulièrement des tombereaux de chefs-d'œuvre dans les poubelles des écoles. D'aussi fouillés, d'aussi bien composés (la guerre de Troie avec le cheval, les Troyens derrière leurs murailles, les Grecs sur le point d'envahir la cité), par contre, je pense que c'est plus rare. Peut-être travaillait-on avec plus d'application dans les années 40. Cela doit nous faire regretter qu'on n'ait pas eu plus envie jusqu'à présent de créer des musées d'art enfantin. Et qu'on ait commis tant de vandalisme aux dépens des œuvres des moutards. Le MNAM a tout de même recueilli ces deux chefs-d'œuvre, constituant par là même l'ébauche d'une section d'art enfantin dans ses réserves. Y en a-t-il d'autres?
Cela fait du bien une exposition fourre-tout de temps à autre (j'avais personnellement pas détesté l'expo du "Mur", consacrée à La Maison Rouge, espace qu'il dirige lui-même, par Antoine de Galbert à une bonne partie de sa collection extrêmement éclectique dont il avait laissé le soin de l'accrochage à un programme d'ordinateur qui le conçut de façon aléatoire en fonction des dimensions des œuvres). La Halle St-Pierre, ayant à peine décroché Sous le Vent de l'Art Brut 2 nous en propose une (du genre fourre-tout) entièrement consacrée (du 21 janvier au 14 août), sous l'égide de la revue et de la maison d'édition de Frédéric Pajak Les Cahiers Dessinés, au dessin sous de multiples formes. Je ne ferais pas ici le tour de ce foyer de créativité sympathique, que je regarde à la marge de mes marottes préférées, tout en admirant de loin. Je me contenterai de conseiller celui qui veut en apprendre davantage de se connecter au site de la revue (qui s'intitule pour ce qui la concerne, seulement elle, au singulier, Le Cahier Dessiné), ou de venir voir l'expo et la librairie de la Halle St-Pierre qui propose en ce moment un grand choix de publications consacrées aux divers dessinateurs défendus par les Cahiers Dessinés.
Couverture du catalogue de l'exposition
Non, ce que je me propose de faire là c'est une sorte de tour résolument subjectif, comme à l'ordinaire, mais sous une forme peu utilisée jusqu'à présent, en suivant ma dérive dans l'expo le portable à la main, faisant des photos qui par leur très médiocre qualité ne pourront en aucun cas concurrencer la qualité des éditions des Cahiers Dessinés (il y a un très beau catalogue de l'exposition). Le premier dessin sur lequel je m'arrêtai comme un chien de chasse la patte en l'air fut une œuvre de Wols, le peintre, dessinateur et photographe. Sensible, fin, raffiné, fragile, délicat sont les mots qui viennent à l'esprit quand on tombe sur des œuvres de Wols (voir ci-contre). J'ai oublié de dire que j'ai commencé comme de juste par la salle noire du rez-de-chaussée, et c'est d'ailleurs là que j'ai pris la majorité de mes photos. La salle noire... L'éternelle salle noire de la Halle Saint-Pierre réservée semble-t-il aux œuvres secrètes, les plus marquées par le recours à l'inconscient, non? Tandis que le premier étage, plus éclairé par le jour, serait davantage voué aux œuvres de communication?
Yersin
Unica Zürn
Le Comte de Tromelin
Dans la zone près de Wols on trouvait quelques chefs-d'œuvre et l'on tournait la tête ébloui, Yersin, Unica Zürn (des œuvres en noir et blanc et des œuvres en couleur, toutes exceptionnelles ; je me demande si je ne préfère pas celles en couleur du reste, comme nous l'avait enseigné la très belle expo qu'avait consacrée la Halle Saint-Pierre à cette maîtresse és-hallucinations où l'on avait pu voir de très belles et très rares huiles), le comte de Tromelin (venu de l'Art Brut celui-ci, et pas souvent exposé et sorti des réserves en l'occurrence de la Collection de l'Art Brut de Lausanne), un dessin de Fred Deux plus vivant que les autres (parce que Fred Deux, ça finit par me lasser toute cette maîtrise un peu trop léchée...), des dessins de James Castle (encore l'Art Brut, cette fois américain), des paysages dessinés par des mouches mais en fait dus à la plume de Raphaël Lonné, au loin des magnifiques arabesques touffues de Laure Pigeon (toujours l'Art Brut)...
Laure Pigeon (A signaler à son sujet la sortie du 25e fascicule de la Collection de l'Art Brut qui lui est entièrement consacré, avec une étude de Lise Maurer)
Josefa Tolrá
Après ces cimaises fort alléchantes, on tombe sur, à mes yeux, LA révélation de l'expo. Une créatrice espagnole, ou plus précisément catalane je crois, Josefa Tolrá. Cette dernière, décédée en 1959, n'est pas encore très connue me semble-t-il dans le monde des amateurs d'art brut (dont elle est un des plus beaux fleurons sans conteste), en dépit du fait que la collection de l'Aracine (désormais installée au LaM de Villeneuve-d'Ascq dans le Nord) paraît en posséder au moins une œuvre (une "fantaisie taurine", dessinée recto-verso, comme on peut s'en convaincre en consultant la base Joconde) acquise à on ne sait quelle date (sur la base Joconde il est indiqué "1999", mais c'est la date d'entrée de la collection l'Aracine dans le musée du LaM, je pense). Ils étaient forts à l'Aracine, rien n'échappait à l'œil de Madeleine Lommel. Il paraît qu'ABCD de Bruno Decharme en possède aussi. Sans compter que sur internet on trouve bien entendu divers renseignements à son sujet. Il existe notamment un site à elle seule consacré et des films dont le diaporama amélioré que j'insère ci-dessous.
A la Halle, plusieurs dessins sont accrochés, tous aussi éblouissants et séduisants les uns que les autres, et variés qui plus est. La dame, qui avait le pouvoir de discerner les "auras" des personnes qui l'entouraient, à ce qui se colporte à son sujet, avait à l'évidence une assurance dans son dessin et la composition de ses œuvres qui se rencontre rarement. Cette œuvre en tout cas enfonce de loin, en terme d'émotion ingénue brute, tous les autres créateurs qu'on (la galerie Berst entre autres) cherche à nous faire passer pour bruts valables en ce moment (comme Eric Derkenne, Horst Ademeit, Košek, Medvedev, Katsuhiro, Giga, Anibal Brizuela, Harald Stoffers, et j'en passe...).
Josefa Tolrá
Non loin d'elle, autre surprise, les dessins et le portrait de Marcel Bascoulard, sur lequel je reviendrai probablement, car un très beau livre vient de lui être consacré par Patrick Martinat aux Cahiers Dessinés justement, à l'occasion de l'exposition. Ce marginal de Bourges qui eut une vie tragique s'habillait en femme, se faisait tirer le portrait à multiples reprises dans les tenues féminines qu'il se confectionnait, et dessinait des paysages de sa région avec une minutie incroyable. Pas un être vivant n'y apparaît, tandis que le but de l'opération paraît se concentrer sur le rendu du mystère des lieux, l'être brut du lieu qui est détectable chez une âme ultra sensible, la menant parfois jusqu'à une déstabilisation profonde.
Li Wei Hsuan
Dans un recoin, on découvre également la Taïwanaise Li Wei Hsuan qui paraît dessiner comme enfermée dans la bulle de sa surdité, un graphisme rageur et rythmé. Plus loin, on n'oubliera pas de mentionner quelques dessins de l'écrivain Bruno Schulz, dont les vertiges masochistes de son univers graphique sont bien connus de certains de nos lecteurs...
Bruno Schulz
De même Félix Vallotton et ses gravures très noires ne sont pas inconnues mais font plaisir à être revisitées en confrontation avec les autres œuvres. J'ai particulièrement remarqué la gravure ci-dessous où des enfants, qualifiés par antiphrase d'"anges", harcèlent de leurs quolibets (du moins on l'imagine) en se pressant autour de lui, comme pour un lynchage, un marginal qu'un pandore accompagne en prison.
Félix Vallotton, "Petits anges"...
A l'étage de l'expo, je dois avouer ne m'être arrêté que devant les œuvres de certains artistes COBRA qui résistent plus qu'honorablement au temps qui passe. On a en effet l'occasion de voir, chose pas courante à Paris, des logogrammes de Christian Dotremont, ces tracés à l'encre que ce poète exécutait automatiquement en même temps que lui venait un poème sous son pinceau japonisant. Il libérait ainsi sa graphie de la nécessité de créer un signe d'écriture conventionnelle pour la tendre vers l'idéogramme, et les signes d'écriture orientale ou extrême-orientale, où l'image reste très présente. Au bas des logogrammes, il notait dans une écriture intelligible traditionnelle le poème qui était tracé d'une gestualité libre au-dessus en pleine feuille.
Logogramme de Christian Dotremont...
... et sa transcription
D'autres Cobra sont également présents comme Jean Raine ou Pierre Alechinsky.
Deux dessins de Jean Raine
A cet étage toujours, et enfin, je citerai pour mémoire ce qui s'apparente à du dessin en relief, à savoir les silhouettes montées sur fil de fer de Corinne Véret-Collin.
Enigmatique appellation, isn't it? Ce serait pourtant l'exacte traduction d'"Outsider Art Fair", ce salon organisé par Andrew Edlin, par ailleurs directeur de la galerie du même nom à New York, galerie qui se consacre à diverses découvertes classables ou non dans l'art brut.
On sait qu'aux USA, le terme d'art brut est difficilement traduisible, et pas seulement le terme, mais la notion elle-même. On lui préfère "outsider art" qui sert à regrouper dans un vaste pot-pourri l'art des pionniers (limners naïfs américains des XVIIIe et XIXe siècles), art populaire, art des environnements, et art d'individus autodidactes marginaux (pensionnaires d'asiles, médiumniques, et une sacrée tripotée de zinzins mystico-visionnaires, qui paraissent florissants aux States). Derrière cette étiquette, mêlés sans aucun distingo aux créateurs autodidactes non artistes professionnels, se cachent cependant aussi toutes sortes d'artistes en voie de professionnalisation, visionnaires étranges, marginaux à l'intérieur de l'art contemporain, que l'on aurait pu aussi bien voir revendiqués par le surréalisme en un autre temps.
Les Américains ont donc décidé de venir à Paris pour quatre jours (ça se termine ce dimanche) rassembler dans un petit hôtel quatre étoiles de six étages, rue d'Artois, à deux pas des Champs-Elysées et de la FIAC, 24 galeries plus ou moins spécialisées dans les divers champs de ce qu'ils appellent l'art outsider, galeries venues d'Amérique ou d'Europe. Le prix d'entrée est du même genre qu'à la FIAC, 15€, pour venir voir si l'on peut dépenser plus dans les galeries présentées (!), et encore plus cher pour avoir le droit de venir au vernissage (re-!). Tout ça n'étant pas, comme s'en convaincront les lecteurs du Poignard Subtil, very, very democratic. Il fallait certes rembourser les frais de location de l'hôtel 4 étoiles. Mais qui obligeait ces messieurs à investir un hôtel si chic (autour de 500 € la nuit d'hôtel)? Hormis la nécessité à leurs yeux d'offrir l'art des miséreux, des aliénés et des souffrants de l'âme aux privilégiés et aux favorisés de la vie (à la recherche d'un peu de réalité et de bonne conscience probablement?), fréquentant les Champs et accessoirement croisant du côté de la FIAC proche?
Mais oublions ces propos un peu amers, et reconnaissons aussi, comme Philippe Dagen dans une chronique qu'il a donnée au Monde ces jours-ci, que l'on pouvait vite oublier ce paradoxe lamentable au fur et à mesure que l'on découvrait, grâce à nos coupe-files (Dagen oublie de le dire), d'étage en étage, des créateurs passionnants présentés de façon succincte mais fort soigneusement. L'idée d'un hôtel, dans l'absolu, du reste, était amusante et déroutante. Chaque galerie possédait une chambre, le lit n'en avait pas été déménagé, les œuvres se distribuaient tout autour, la situation, lorsque la charmante hôtesse qui s'y trouvait vous ouvrait la porte -comme me le fit remarquer RR que j'avais invité à me suivre dans cette étrange foire- pouvant relever d'une certaine confusion des sentiments. On entrait après tout dans des chambres décorées d'art brut, invitées par une charmante jeune fille, le lit trônant comme une invite au centre de la pièce, certains pouvaient hésiter entre elle et lui (l'art brut)...
Janet Sobel en action, 1948, Raw Vision n°44, ph. Ben Schnall
Janet Sobel, galerie Gary Snyder, New-York
Vingt-quatre heures se sont écoulées depuis que j'ai fait une visite à ce salon. Qu'en surnage-t-il? Pas les gribouillages de Dan Miller en tout cas, contrairement à M.Dagen, que je trouve toujours bien trop proches d’œuvres de la modernité plastique pour être honnêtes (façon de parler...). Non, c'est avant tout la découverte de Janet Sobel dont je n'avais jamais vu de peintures et qui a fait l'objet d'un article apparemment fourni dans un vieux numéro (le n°44) de Raw Vision vers 2003. Si j'ai bien compris, je ne suis pas fortiche en anglais, cette dame, Juive d'origine ukrainienne et émigrée aux USA, disparue en 1968, fut à la fois perçue comme appartenant à l'expressionnisme abstrait, ayant influencé peut-être Pollock, et redécouverte comme une "outsider" plusieurs années plus tard (une situation qu'elle partage avec quelques autres grands aérolithes inclassables, tel Jan Krisek par exemple). Ses œuvres sont tout à fait remarquables. J'en montre ci-dessus et ci-dessous quelques exemples que je dois à l'obligeance de la galerie Gary Snyder qui la représentait dans ce salon.
Janet Sobel, sans titre, technique mixte sur papier
Janet Sobel, galerie Gary Snyder
Par contre, j'ai été fortement déçu par les photos d'Eugen Von Bruenchenhein (par ailleurs aussi exposées actuellement à la galerie Christian Berst à Paris, galerie représentée à l'Outsider Art Fair), que finalement je trouve assez banales, n'ayant pas d'intérêt, ni d'un point de vue érotique, ni d'un point de vue photographique. Ses meubles en os assemblés sont pour le coup bien plus intrigants. Mais il n'y en avait pas à l'Hôtel le A.
La galerie d'Hervé Perdriolle montrait pour sa part de l'art populaire indien contemporain, notamment toute une série de petits papiers dessinés genre "patua", à fonction magique, destinés par des peintres anonymes ambulants à permettre aux défunts de se libérer des démons qui auraient voulu traîner leurs âmes en enfer (je récite, approximativement sans doute, la leçon que me fit la charmante hôtesse de la galerie). Les patua sont aussi des rouleaux narrant des histoires terrifiantes appuyant visuellement les récits de conteurs-peintres ambulants (voir ci-contre ce rouleau extrait du site web de la galerie). La galerie d'Hervé Perdriolle donne là-dessus ses éclaircissements.
Dessin de Radmila Peyovic, extrait du catalogue de l'exposition "Ai Marginali dello Sguardo" de 2007 en Italie
Philippe Eternod et David Mermod formaient un couple de galeristes extrêmement passionnés à un autre étage, gambadant mentalement d'un créateur à l'autre d'une manière tourbillonnante qui donnait l'impression d'une valse aux murs tapissés de dessins d'Aloïse, de Gaston Teuscher, de Jules Fleuri, de Raphaël Lonné, d'Abrignani, de Radmila Peyovic, etc. Au milieu de cette valse, apparut brusquement le visage du créateur ACM qui me serra la pogne dans un flash ultra fugitif qui me donna le regret de ne pas en savoir plus. Ces initiales mystérieuses avaient tout à coup un visage.
Un dessin de Susan King, extrait d'un catalogue chez Marquand Books à Seattle
D'autres révélations me furent prodiguées, l'ex-boxeur Richard Kurtz au dernier étage chez Laura Steward, les cahiers de croquis étonnants de la Néo-zélandaise Susan Te Kahurangi King qui métamorphose constamment un petit personnage publicitaire de la marque de soda Fanta, le vagabond David Burton (1883-1945) qui dessinait sur les trottoirs (il fit l'objet d'un sujet dans les archives d'actualités de la firme Pathé, un beau motif de quête pour l'ami Pierre-Jean Wurtz, ça, n'est-il pas?), représenté par la galerie anglaise de Rob Tufnell, le naïf grec Giorgos Rigas, représenté par la galerie C.Grimaldis de Baltimore, et cet étonnant créateur brut, Davide Raggio (voir ci-dessous l'œuvre sans titre de 59 x 47 cm de 1998), travaillant avec trois fois rien, des matériaux fragiles à portée de main, friables, aux limites de l'évanescence et de l'inconsistance, créateur qui s'est fait connaître par ses figurations faites de peaux de carton décollées et déroulées de manière à produire des silhouettes plus claires par contraste avec la teinte kraft plus sombre des cartons. Sur le salon, on en trouvait à la fois chez Rizomi, la galerie turinoise, et à la Galerie lausannoise du Marché chez Eternod et Mermod. Ce créateur a ceci de remarquable qu'il a pratiqué en dépit de sa situation d'enfermé (en asile) diverses techniques d'expression toujours marquées par le sceau de la précarité mais enfin fort variées ce qui est rare chez nos grands obsessionnels.
Enfin, chez Cavin Morris, galerie new-yorkaise, on pouvait admirer du coin de l’œil sur le mur et étalés sur la courtepointe quelques magnifiques dessins de Solange Knopf, œuvres que j'aime décidément beaucoup.
Il faut tout de même que je dise où et pourquoi j'ai choisi cette peinture du Caravage modifiée par Yves-Jules Fleuri de l'Atelier Campagn'Art que j'ai proposée à en énigme voici quelques jours. En commençant par la restituer telle qu'elle est mise en ligne sur le site de la Galerie du Marché à Lausanne (je l'avais en effet un peu maquillée dans ma première note de façon à ne pas laisser traîner trop d'indices, j'espère que le directeur de la galerie, Jean-David Mermod ne m'en tiendra pas rigueur...).
Le Caravage, Judith décapitant Holopherne et sa version Fleuri au-dessus.
C'est en effet dans cette galerie que, suite à une demande de son directeur, Fleuri présente actuellement une série de peintures toutes démarquées de chefs-d'œuvres de l'histoire de l'art. "L’atelier dans lequel il travaille possède des photographies de tableaux de peintres célèbres qu’il copie depuis quelques temps avec son style inimitable. Fort de cette information je lui fis parvenir, fin 2011, un choix d’une centaine de reproductions de tableaux célèbres du XIVème au XXème siècle. Il en a choisi trente cinq pour en réaliser une interprétation" (Jean-David Mermod).
Anonyme (Ecole de Fontainebleau, vers 1594), Gabrielle d'Estrées et sa soeur ; au-dessus le même, recuisiné par Yves-Jules
Plusieurs maîtres sont ainsi passés à la moulinette, un peu, doit-on dire, à la façon dont un autre créateur handicapé, Alexis Lippstreu, travaillant dans le foyer de la Pommeraie, toujours en Belgique, modifie, depuis plus longtemps que Fleuri je pense, tel ou tel chef d'œuvre de Gauguin ou Girodet.
Un tableau "métaphysique" revu par Yves-Jules...
Yves-Jules Fleuri, "Mon musée à moi", Galerie du Marché, 1, escaliers du Marché, Lausanne, du 3 octobre au 9 novembre.
Je suis resté un peu circonspect je dois dire, dans le récit du citoyen Darnish –et c'est le seul bémol que j'ai à y apporter, tant cette relation, comme dit l'Aigre, m'a paru à moi aussi excellente, et salutaire quant aux créateurs oubliés d'Essaouira dont j'attendais des nouvelles depuis des années– je suis resté circonspect devant les peintures-découpures d'Ali Maimoun que l'on voit autour de lui sur la photo de Samantha Richard. Son art a bien changé, et pas forcément en mieux, selon mon goût bien sûr, depuis la peinture qui fut exposée au Musée de la Création Franche en 1997 et que je mets en ligne ici pour permettre à mes lecteurs de juger sur pièces.
Ali Maimoun, vers 1997, collection permanente du Musée de la Création Franche, ph. Bruno Montpied
Et pour donner un autre exemple de ce que peint Maimoun aujourd'hui, voici une autre photo de Samantha Richard faite à Essaouira cet été. Le tableau me paraît nettement plus "décoratif", qu'en pensez-vous?
Ce peintre belge dont j'ai déjà parlé ici s'amuse depuis quelque temps à peindre des tableaux d'après les grands maîtres de l'art (c'est à la mode en Belgique). Faisons un petit jeu (non ouvert à ceux qui l'exposent ou qui le connaissent bien, essayons de rester honnêtes...). Un DVD des films de Del Curto et Genoux sur Henriette Zéphyr et Yvonne Robert à gagner à celle ou à celui qui reconnaîtra le grand maître de la peinture qui a été réinterprété dans le tableau ci-dessous...
L'association ABCD invite l'association Portraits pour une exposition où seront confrontées des œuvres d'art contemporain et des créations faisant partie des collections d'art brut d'ABCD. Il y a pas moins de cinq commissaires d'exposition pour cette association Portraits, tandis que Barbara Saforova reste bravement seule commissaire pour ABCD. "De la lenteur avant toute chose", titre et thème de l'expo qui commence à Montreuil-sous-Bois dans les locaux de la galerie ABCD le 29 septembre et se terminera le 16 novembre, invite à réfléchir si la lenteur des processus créatifs (terme qu'affectionne et creuse une des commissaires de l'expo, doctorante à Paris I et conservatrice au musée Picasso, Emilie Bouvard) ne pourrait être interprétée comme un comportement subversif dans un monde dominé par une consommation effrénée et étourdissante des images:
"La vitesse est révolutionnaire. Mais la vitesse peut devenir celle, mécanique et aliénante, de la machine, celle de la ville Babylone, industrieuse, faisant et défaisant les modes à un rythme rapide, effréné et superficiel. Dans un monde où l’artiste se voit imposer une productivité toujours plus soutenue, serait-il possible de penser, comme le sociologue Hartmut Rosa dans Accélération : Une critique sociale du temps (2010), que la modernité, à force d’accélérer, pourrait bien faire du surplace ? Il convient ici de s’intéresser à des processus créatifs qui, dans leur lenteur, impliquent une durée subversive par rapport aux injonctions contemporaines de consommation de l’art et des images, sans toutefois s’inscrire dans un anti-modernisme moralisateur" (extrait du dossier de presse de l'exposition).
Intéressante question qui paraît faire écho à des préoccupations plus anciennes d'un Paul Virilio, si je peux me permettre de citer ici un philosophe que je n'ai jamais lu mais seulement très effleuré, qui plus est en diagonale, aux étalages des librairies... La lenteur du processus créatif, le temps pris à confectionner minutieusement divers travaux sans se préoccuper des contingences extérieures, n'est-ce pas la même chose qui est pointée ici en creux que l'inactualité radicale d'une certaine création, le temps vécu en décalage absolu vis-à-vis du temps du travail, de la consommation, de l'obéissance aux clichés et aux modes? Un éloge de la désobéissance et du grand écart vis-à-vis de la société du spectacle?
Les commissaires de l'expo en question croient voir un éloge de la lenteur chez des artistes et créateurs qui travaillent avec minutie sans compter leur temps, mais apparemment assez hétéroclites si j'en juge par rapport aux quelques images semées dans le dossier de presse. On y retrouve la dessinatrice Sophie Gaucher dont j'avais proposé à la sagacité de mes lecteurs les dessins en leur demandant si cela pouvait être de l'art brut. Il paraît que c'est ma note qui aurait donné l'idée à Emilie Bouvard et ses amies de la confronter à des œuvres dites d'art brut, c'est décidément trop d'honneur. Mais je rappellerai ici que mes lecteurs dans leurs commentaires l'identifièrent sans hésiter comme une dessinatrice contemporaine...
Voici la liste des exposants: ACM, Arnaud Aimé, Anaïs Albar, Clément Bagot, Koumei Bekki, Jérémie Bennequin, Arnaud Bergeret, Gaëlle Chotard, Mamadou Cissé, Florian Cochet, Samuel Coisne, Isabelle Ferreira, Sophie Gaucher, Hodinos, Rieko Koga, Kunizo Matsumoto, Dan Miller, Mari Minato, Edmund Monsiel, Hélène Moreau, Benoît Pype, Daniel Rodriguez Caballero, Chiyuki Sakagami, Ikuyo Sakamoto, Judith Scott, Claire Tabouret, Jeanne Tripier, Najah Zarbout.
Je n'en connais pas beaucoup là-dedans, si ce n'est les créateurs d'art brut bien connus, ACM et ses maquettes de ruines rongées faites en agrégat de composants électroniques, Emile Josome Hodinos (qui personnellement me barbe avec ses litanies d'inscriptions et de médailles), Dan Miller (un as du gribouillage, une sorte de Cy Twombly spontané et plus brouillon), Judith Scott (qui avec ses cocons de fils, c'est sûr, était complètement barrée loin de nos préoccupations de grands aliénés de la survie), Edmund Monsiel (prolifération vaporeuse de visages) ou Jeanne Tripier (et ses broderies de bénédictine). Les autres noms ne me disent rien. Tout juste puis-je dire, à regarder les images du dossier de presse que je serais curieux de voir les œuvres de Benoît Pype, avec ses fonds de poche dont il fait des petites sculptures ce qui me rappelle une démarche plutôt dalinienne (de sa grande époque surréaliste, pas celle d'Avida Dollars). Ah si, Mamadou Cissé, je vois ce que c'est, on en a déjà vu à la Fondation Cartier, des villes ultra décoratives vues de haut comme des circuits imprimés filtrés par des lunettes psychédéliques, j'avais assez peu apprécié, je trouvais que cela démarquait en moins bien les maquettes de villes futuristes du congolais Bodys Isek Kingelez précédemment exposées dans la même Fondation Cartier...
Vous m'avez fait le grand honneur de m'accorder le titre d'officier dans l'ordre des Arts et Lettres ; cette décoration m'a été remise par Monsieur Henri Michel Comet, Préfet de la région Midi-Pyrénées. Je vous remercie infiniment pour cette haute distinction.
Depuis près de cinquante ans l'association dont je suis président présente au musée Ingres un exposition au cours de laquelle je m'efforce de faire cohabiter, souvent, des créations contemporaines avec des oeuvres d'Art Premier ou d'Art Populaire tout cela à titre bénévole.
J'ai d'ailleurs écrit un ouvrage La France des Arts Populaires paru aux éditions Privat et préfacé par Pierre Bonte.
Il se trouve que j'ai été assez proche des principaux acteurs qui ont conçu le musée des Arts et Traditions Populaires qui resta ouvert au public (notamment aux jeunes) jusqu'à sa fermeture il y a quelques années sous le prétexte qu'il serait transféré au MUCEM de Marseille ; or il n'en est rien.
Nous sommes nombreux à nous poser la question de savoir ce qu'il est advenu de ces collections. Or il est difficilement acceptable, dans un temps où nous devons plus que jamais retrouver nos racines pour resserrer le lien social, que ce musée soit rayé de la liste des établissements publics français.
N'attendons pas que d'autres (avec des arrière-pensées populistes) viennent nous donner des leçons pour nous apprendre à savoir d'où nous venons.
Nous sommes nombreux à déplorer cette fermeture, certains petits musées privés tentent, avec très peu de moyens, de faire revivre ces objets porteurs de poésie, quelquefois de mystère, mais derniers témoins d'un mode de vie qui a totalement changé.
Vous voudrez bien excuser cette démarche, mais je vous sais attentive aux choses simples qui ont un sens et qui témoignent de notre passé.
Sans doute le qualificatif de "populaire" associé aux objets les dévalorise aux yeux d'une partie du public qui les méconnaît. Cependant au cours de conférences avec projections, j'ai été ravi de constater que les spectateurs étaient enthousiasmés par la qualité des pièces présentées. A côté des objets utilitaires, des créateurs anonymes nous ont laissé des œuvres surprenantes et dignes d'admiration par le pouvoir créatif et imaginatif qui les anime.
Cet objet incroyable de 67,5 x 54 cm, probablement créé à la fin du XIXe siècle, décrit par Philippe Audouin dans L'Archibras n°1 en 1967, a été republié dans le livre La France des arts Populaires de Paul Duchein ; ne pourrait-il s'agir d'une œuvre créée en milieu psychiatrique? En tout cas, c'est une pièce d'une incontestable originalité, en tous points égale en qualité au "Nouveau monde" de Francesco Toris, cette magnifique sculpture d'assemblage en os, montrée récemment à la Halle Saint-Pierre dans le cadre de l'exposition "Banditi dell'Arte"
D'ailleurs je prépare une exposition "Le regard ébloui" dans laquelle des artistes plasticiens loin de toute culture vont dialoguer avec d'insolites objets "d'art populaire". J'ai eu le grand privilège de déménager la maison d'André Breton à St-Cirq-Lapopie et certains objets viendront de là.
Veuillez agréer, Madame la Ministre, l'assurance de mes respectueuses salutations.
La colonne du monument aux morts de Camplong [voir note précédente] avec à sa base le casque prussien me fait penser à un autre monument commémoratif qui n'a jamais été réalisé mais qui fut pensé et dessiné par Dürer en hommage aux paysans insurgés de la guerre des paysans vers 1525.
Albert Dürer, projet de monument commémoratif de la guerre des paysans, 1525
Il s'agissait aussi d'une sorte d'assemblage d'objets, ceux-ci issus du quotidien d'un paysan tels que des fagots, des fourches, etc. Au sommet de ce monument, Dürer voulait y placer un paysan assis, semblant méditer (un peu comme le Penseur de Rodin) , un glaive planté dans son dos. Ce dessin se trouve reproduit dans le livre de Maurice Pianzola intitulé Peintres et vilains[voir ci-dessus l'image extraite pas nos bons soins du livre dans l'édition que nous possédons aux Presses du Réel, de 1992].
Céline Delavaux ayant repéré chez Diderot une occurrence ancienne où était associé l’adjectif « brut » au substantif « art »[1], l’ami Bruno Montpied m’a demandé ce que j’en pensais, avec sans doute cette question derrière la tête : se pourrait-il que Diderot ait eu quelque chose à voir avec l'invention du terme d’art brut ?
Se reporter au texte permet d’emblée de répondre par la négative. Diderot ne parle pas d’art brut mais des « arts bruts » au pluriel et ce qu’il entend par là est bien éloigné de ce que Dubuffet placera sous le vocable, n’importe quelle définition ou non-définition donnée par lui que l’on considère. Voilà la proposition dans laquelle se trouve l’expression :
« À l’origine des sociétés on trouve les arts bruts, le discours barbare, les mœurs agrestes »[2]
Elle se trouve dans un fragment de ses œuvres esthétiques intitulé De la Manière, que l’on associe généralement au Salon de 1767 (quelquefois à celui de 1765). A travers ses divers écrits, Diderot distingue deux emplois du terme de « manière », un neutre et un péjoratif, mais dans le tout début de ce texte, là où figure notre citation, seule l’acception dépréciative, qui fait du mot l’équivalent de « maniérisme », est envisagée. Comme l’a bien remarqué Céline Delavaux, la vitupération de cette manière maniériste par Diderot n’est pas sans analogie avec les invectives de Dubuffet sur le même sujet.
Evoquant le moment historique correspondant au développement de ce funeste maniérisme, Diderot écrit :
« Bientôt les mœurs se dépravent ; l’empire de la raison s’étend ; le discours devient épigrammatique, ingénieux, laconique, sentencieux ; les arts se corrompent par le raffinement. On trouve les anciennes routes occupées par des modèles sublimes qu’on désespère d’égaler. On trouve des poétiques. On imagine de nouveaux genres. On devient singulier, bizarre, maniéré. D’où il parait que la manière est un vice d’une société policée où le bon goût tend à la décadence »[3].
Comme chez Dubuffet, la mauvaise imitation est ici conspuée et ses tenants font figure de « singes »[4] appliqués à copier des modèles ayant perdu toute vigueur. Une grande différence éloigne cependant la perspective de Dubuffet de celle de Diderot. Chez le premier, l’art brut s’oppose de façon binaire aux arts culturels. Chez Diderot, les « arts bruts » s’inscrivent dans un processus à trois temps. L’énergie qu’ils manifestent s’oppose certes heureusement aux maniérismes des périodes entrées en décadence sur les plans esthétiques et moraux par excès de raffinement, mais ils ne sont qu’un premier moment précédant et préparant le moment le plus important, celui d’une apogée correspondant à une forme de classicisme. Le tout est intégré à une conception cyclique de l’histoire où une fois le processus de civilisation engagé, phases d’aboutissement et phases de décadence se succèdent inexorablement. Citons maintenant notre première phrase dans son intégralité :
« A l’origine des sociétés on trouve les arts bruts, le discours barbare, les mœurs agrestes ; mais ces choses tendent d’un même pas à la perfection, jusqu’à ce que le grand goût naisse. Mais ce grand goût est comme le tranchant d’un rasoir sur lequel il est difficile de se tenir. Bientôt les mœurs, etc. »[5]
Le grand goût dépasse donc le pur primitivisme des « arts bruts ». Il relève d’une élaboration liée à l’imitation d’une belle Nature et exprime le Vrai par cette médiation. Un pas de plus vers la sophistication et le grand goût dégénère : on n’imite plus alors la Nature, mais les chefs d’œuvre qui l’ont d’abord copiée avec bonheur, puis les imitations de ces copies, etc. On décompose bientôt le processus de création en préceptes qu’on livre sous formes de recettes desséchées (dans les poétiques par exemple). Les artistes n’ont plus que deux voies devant eux, deux voies également déplorables : celle du conformisme moutonnier ou celle d’une fausse originalité se démarquant de règles purement formelles et perdant toute référence au monde extérieur.
Face à l’affadissement généralisé qui en résulte, Diderot apprécie comme un puissant antidote l’énergie primitive prêtée à l’état antérieur à la séparation des fonctions sociales. « Les arts bruts » correspondent à l’expression de ce moment historique premier, qu’il ne faut jamais complètement perdre de vue. « La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage » (Discours sur la poésie dramatique, 1758), dit une de ses formules les célèbres. Dans les Essais sur la peinture (1766), il réclame encore « quelque chose de sauvage, de brut, de frappant et d’énorme »[6] pour les arts d’imitation. On voit bien quelles affinités il y a là avec la conception romantique de la création, qu’une telle position annonce et dont la notion d’art brut dérive in fine, après bien des étapes. Les différences avec ce dernier, sans grande surprise à presque deux siècles de distance, sont aussi nettement apparentes sans qu’il soit nécessaire, je crois, que j’insiste au-delà. Il y aurait là de quoi te décevoir, cher Bruno, mais, mais, mais… attends un peu.
Il y a un autre point qui mérite sans doute ton attention et qui n’a pas été, je crois, relevé jusqu’ici. Si Diderot n’est pas l’inventeur de l’art brut, il nous a en revanche donné une des premières descriptions de la production d’un créateur que l’on peut ranger sans problème du côté de l’art brut ; peut-être est-ce même la première description d’un créateur bien individualisé (quoiqu’on ne connaisse pas son nom) de ce type[7]. En 1759, en séjour dans sa ville natale de Langres, Diderot évoque en effet un sculpteur extrêmement original :
« Nous avons ici un prodige, écrit-il à son ami Grimm, à comparer à votre découpeur de Genève [Jean Huber (1721-1786), célèbre pour ses charmantes découpures en silhouette[8]]. C’est un jeune homme de mes parents qui sans leçon, sans dessein, sans principe, s’est mis de lui-même à modeler. Vous verrez ce qu’il sait faire !Tous vos statuaires de Paris fondus ensemble n’imagineraient pas les mines qu’il exécute ; et ces mines, sont, comme il lui plaît ou comiques, ou voluptueuses, ou nobles. Ce sont ou des satyres, ou des chèvres, ou des vierges. Mais il a le coup de hache. Quand il a passé quinze jours à façonner un morceau d’argile avec les bâtonnets qui lui servent d’instruments, il le regarde, il s’applaudit et le jette par la fenêtre. J’en ai ramassé deux que je vous porterai à Paris si je puis. Je ne crois pas me tromper, ils sont charmants, mais si délicats que je ne me promets guère, quelque précaution que je prenne, que de vous en montrer des morceaux »[9].
Malheureusement, on ne sait pas si les sculptures récupérées par Diderot sont arrivées à bon port, encore moins ce qu’elles auraient pu ensuite devenir. Mais la caractérisation du personnage nous amène bien du côté de l’art brut. Sans aucune culture artistique institutionnelle comme il se doit, le jeune homme semble aussi avoir un grain. C’est précisément le sens de l’expression « avoir le coup de hache », que les dictionnaires de l’époque définissent ainsi : « on dit figurément et familièrement qu'un homme a un coup de hache à la tête, et simplement, qu'il a un coup de hache, pour dire, qu'Il est un peu fou »[10]. Il n’est pas jusqu’au dédain du sort des productions par le créateur et les dilemmes relatifs à leur conservation en résultant qui ne nous rappelle le champ de l’art brut (et formes apparentées) et les débats que cultivent ses amateurs.
Trouvera-t-on quelque obstiné chercheur qui se lancera à la recherche de ce grand ancêtre ? Il serait vraiment extraordinaire que la moindre production du jeune Langrois au coup de hache ait été conservée, mais maintenant que l’on a identifié sa piste, on peut toujours creuser et sait-on jamais...
Emmanuel Boussuge
[1] Céline Delavaux, L'Art brut, un fantasme de peintre. Jean Dubuffet et les enjeux d'un discours, Paris, Palette, 2010, p. 196.
[2] Diderot, Œuvres complètes, t. XVI (Beaux-arts III), Hermann, 1990, p. 529.
[4] Le mot apparait aussi bien dans le texte de Diderot (ibid., p. 530) que chez Dubuffet, « Honneur aux valeurs sauvages » (1951), cité par C. Delavaux, p. 197.
[7] C'est peut-être la "première description" d'un cas de création autodidacte proche de ce que l'on appellera au XXe siècle l'art brut, mais il faut souligner qu'existèrent plusieurs cas de créateurs atypiques bien avant ce sculpteur langrois. Par exemple au XIVe siècle un dessinateur étrange s'illustra en composant un codex délirant, conservé de cette époque jusqu’à aujourd’hui à la bibliothèque vaticane à Rome. Il s'agissait d'un moine italien vivant à la cour des papes en Avignon, Opicinus de Canistris, qu’un ouvrage du Docteur Guy Roux et de Muriel Laharie, Art et Folie au Moyen Age (éditions Le Léopard d’Or) a fait amplement connaître en 1997, bien après l’étude américaine d’Ernst Kris de 1952 qui elle-même suivait un livre de R.Salomon de 1936, qui semble la première occurrence où apparut le dit Opicinis. Dans ce même XVIIIe siècle, existait également l'extraordinaire sculpteur aux expressions frénétiques Franz-Xaver Messerchmidt dont un livre de R.Nicolai vers 1770 évoqua la maladie mentale. (Note Bruno Montpied)
[8] Jean Huber n’est pas à proprement parler un artiste populaire. Nicolas Bouvier montre bien cependant la parenté entre ses productions qui ravissait « la société patricienne, lettrée et cosmopolite » de la cité genevoise du XVIIIe siècle et celles des découpeurs de lettres d’amour, ses contemporains plébéiens, ou « la magnifique floraison de papier découpé, cinquante plus tard, dans le pays d’Enhaut (Vaud) » (L’Art populaire en Suisse, Zoé, Carouge-Genève, 1999, p. 186-203.
[9] Lettre du 12 août 1759, Correspondance (éd. Georges Roth), Éditions de Minuit, t. II, 1956, p. 208-212 ; p. 211 pour la citation.
[10]Dictionnaire de l’Académie, 1762. Littré indique un autre exemple de Diderot intéressant à mettre en parallèle : « Les grands artistes ont un petit coup de hache dans [ou à selon les variantes] la tête » (Salon de 1765, Hermann, 1984, p. 178). Artistes et folie, un bien vieux couple !
On sait que depuis un bon moment le sculpteur-assembleur-dessinateur André Robillard classé dans l'art brut participe avec bonne volonté à des expériences théâtrales et musicales qui l'ont embringué dans des spectacles où, en définitive, il apparaît comme un faire-valoir pour des artistes et comédiens qui sans lui auraient certainement moins fait parler d'eux (la compagnie les Endimanchés).
Cela semble avoir donné des idées à d'autres, en l'occurrence au Centre Hospitalier Daumézon (où fut hospitalisé et où travailla Robillard près d'Orléans), à la DRAC et au FRAC Centre qui lancent un appel au public pour trouver le financement de ce qu'ils appellent improprement "une œuvre monumentale d'art brut d'André Robillard". "Improprement", dis-je, car Robillard ne participera nullement à l'érection de ce monument, qui affectera plutôt d'être une copie monumentale d'un de ses célèbres fusils (si l'informateur qui m'a indiqué cette opération s'avère bien informé...). Ce sont des techniciens spécialisés dans la construction de ces monuments qui devraient s'en charger... J'entends même dire par ce même informateur qu'un des responsables de l'opération aurait confié: "André pourrait se blesser" (sous-entendu, en faisant ce monument...).
Je diffuse ici l'annonce de la souscription par souci d'information objective, chacun se déterminera comme il l'entend ; en ce qui me concerne pas question d'aider à un tel projet
Alors, faut-il "donner pour l'art brut", comme le proclame le laïus du papillon ci-dessus ("papillon" c'est aussi joli, sinon plus, que "flyer", vous ne trouvez pas?), ou plutôt donner pour l'art contemporain de commande (qui se fait payer 60 000 €, y en aura peut-être des miettes pour Robillard, faut espérer...?)? On peut après tout considérer le projet comme un monument d'hommage à André Robillard, mais certainement pas comme la "première commande publique d'une œuvre monumentale d'art brut" comme il est dit dans le premier laïus ci-dessus.
André Robillard, une collection de fusils accrochés dans le département d'art brut au LaM de Villeneuve d'Ascq, ph. Bruno Montpied, avril 2011
Le problème est que le propos reste singulièrement confus. Car pour qu'il y ait véritablement un monument d'art brut, il ne faudrait déjà pas qu'il y ait une COMMANDE à la base. J'ai presque envie de fredonner du Brassens, "la bandaison, Papa, ça ne se commande pas...". L'art brut ne naît pas dans les lits qu'on prépare pour lui. C'est un peu du chiendent, l'art brut. Alors que penser de tout cela? N'est-ce pas une énième tentative de rabattre le couvercle de l'art contemporain que d'aucuns veulent à tout prix mixer avec l'art brut en lui faisant porter les mêmes chapeaux, les mêmes couvercles? C'est ce que je crois.
C'est commode, avec Robillard qui est un brave type qui consent à tout, on peut tout lui faire valider. L'art brut plus généralement c'est même le terreau idéal, l'argile que l'on peut remodeler à volonté. On peut tout leur faire faire. Il paraît aussi que dernièrement, d'après les modèles de Robillard on aurait diffusé des fusils, dans son style tout en assemblages,en kit, oui vous avez bien lu, en kit – j'espère que c'est seulement une rumeur ou un bobard mal intentionné! – avec ce kit, l'acheteur pouvait se reconstituer, à la manière de, un fusil entièrement made by Robillard, avec les boîtes de conserves, l'adhésif de couleur, des bouts de tuyau, les crosses toutes découpées selon le même calibrage, tout le toutim robillardesque. Je rêve...
"Art populaire et art brut, quelques exemples de comparaison", Actes I du séminaire sur l'art brut 2010-2011, dirigé par Barbara Saforova, éditions ABCD, 2012
J'ai participé à ce séminaire qui se déroule dans les locaux du Collège International de Philosophie afin de présenter quelques éléments pemettant de mettre en regard art brut et art populaire insolite. Le but était de tenter de mettre en lumière à quel point, tout au moins pour une bonne part des collections d'art brut de Dubuffet transférées à Lausanne, l'art brut recélait des œuvres dont le style et les sujets étaient visiblement proches ou dérivés, malgré des ruptures, d'œuvres faisant partie des corpus de l'art populaire des campagnes d'autrefois. Comme je l'ai dit (briévement) dans mon intervention (dont le texte est donc paru dans ses Actes I publié l'année dernière), cette couleur populaire des collections était apparente surtout dans les premières décennies de la collection (commencée comme on sait vers 1945).
Depuis quelque temps, l'art brut tend à être redéfini dans différents travaux, notamment ceux de la directrice de ce séminaire Barbara Safarova, travaux qui insistent sur la dimension transgressive de l'art brut, détachée de tout souci de communication, quasi volcanique, se limitant à la matière pure du signe. Le rapport à la culture, à une présupposée absence de culture (même seulement artistique), est moins abordé désormais. L'aspect sociologique est beaucoup moins présent (l'aspect de démocratie directe dans l'art n'intéresse pas les commentateurs actuels, peu politiques). On se concentre désormais davantage sur le côté anthropologique (comme le fait par exemple dans ces Actes une Céline Delavaux) ou esthétique des productions de l'art brut (voire poétique, comme le fait l'assez délirant Manuel Anceau, toujours un peu à la limite de la voyance).
Une page d'illustrations de "Art populaire et art brut, quelques éléments de comparaison", intervention de Bruno Montpied, p.77 (de haut en bas et de gauche à droite, Thuilant, Forestier, un anonyme au De Gaulle membré -voir sur ce blog-, Müller et Leclercq)
Au sommaire de ces Actes I, on retrouve outre mon texte, illustré d'oeuvres comme les autres contributions (le tout édité avec le goût extrême que l'on reconnaît à chaque publication de l'Association ABCD, et je vous prie de croire que je ne leur fais pas de la léche), des interventions de Philippe Dagen sur Marcel Réja, de Céline Delavaux sur une réaffirmation qu'il ne faut pas limiter l'art brut à l'art des fous, de Baptiste Brun qui revient sur la notion d'homme du commun mise en avant par Dubuffet au début de ses recherches d'après-guerre, de Lise Maurer sur Laure Pigeon, de Béatrice Steiner (avec des illustrations montrant d'intéressantes oeuvres – je ne parle pas ici de celles de Serge Sauphar, assez mièvres, mais plutôt de celles d'un Adrien Martias – venues des archives de la section du patrimoine de la Société Française de Psycho-pathologie de l'Expression et d'Art-Thérapie) et enfin de Manuel Anceau interrogeant "L'art brut: une contre-culture?", mais ne répondant pas vraiment à la question, préférant céder à une dérive au fil de la plume, basculant la plupart du temps en termes abscons et se révélant à d'autres moments capables de traits de lumière, comme dans l'envolée finale de son texte où il cite une nouvelle de Philippe K. Dick dont le propos devient un beau symbole de ce que peut représenter l'art brut.
Actes I, séminaire sur l'art brut, "De quoi parle l'art brut?", dirigé par Barbara Safarova, 2010-2011, 160 p., 29€, éd.ABCD, sd, 2012. Disponible en vente à la librairie de la Halle Saint-Pierre, à la galerie ABCD, 12, rue Voltaire à Montreuil, et à la Collection de l'Art Brut à Lausanne. Voir également le site d'ABCD. A signaler en outre que la galerie de Montreuil est ouverte en ce moment pour l'exposition "Voodoo Chile" consacrée à J-B.Murray et Mary T.Smith le samedi et le dimanche de 12h à 19h jusqu'au 17 mars.
*
Cinéscopie n°26, 2012: BM, "Brunius, un cinéaste surréaliste en DVD"
Bon, je vais pas la ramener trop encore sur Jacques Brunius, parce que j'en ai déjà abondamment parlé dans cette colonne de notes sans fin (ou presque). Le compte-rendu que j'ai publié dans la revue ci-dessus citée, en juin 2012, est une reprise de la note qui a paru ici même et qui est donc désormais aussi fixée sur papier (car les blogs durent ce que durent les fleurs, en un peu plus longtemps seulement...). A noter que cette revue destinée aux fondus de cinéma amateur, notamment Super 8, animée par un passionné fort sympathique, par ailleurs dessinateur autodidacte de grand talent (voir ci-dessous un de ses dessins), Michel Gasqui (alias Migas Chelsky), s'est aussi intéressée aux Bricoleurs de Paradis entre autres pour mes films Super 8 des années 1980 qui se retrouvent dans les bonus du DVD paru avec mon livre Eloge des Jardins Anarchiques, et dans certaines des incrustations du film.
Création Franche n°37, décembre 2012, BM: "Bernard Jugie, un petit musée à usage interne"
Autre découverte que j'ai faite l'été dernier, avec la maison Péridier et autres merveilles dont je devrais bientôt parler, voici un petit article, avec de belles photos en couleur, bien imprimées (j'en suis très fier, si, si) sur un créateur populaire à la retraite, Bernard Jugie. Je l'avais repéré en passant un jour par Billom dans le Puy-de-Dôme, du moins n'avais-je entraperçu que des petits décors naïfs placés au-dessus d'une porte et d'une fenêtre en rez-de-chaussée. J'ai attendu deux ans pour faire le tour du petit musée qui se cachait à l'étage. Quelques merveilles nous y attendaient moi et les deux camarades de dérive de cet été-là. Dont certaines se retrouvent ainsi photographiées et en pleine page dans ce dernier numéro de Création Franche. C'est la révélation d'un attachant créateur populaire caché au fond de l'Auvergne.
Une des pages consacrées au petit musée de Bernard Jugie, Création Franche n°37
Bernard Jugie, un renard taillé dans de l'aggloméré, coll. et photo inédite BM, 2012
A noter au sommaire de cette livraison d'autres contributions de Gérard Sendrey sur "Lucie M. dite de Syracuse", de Bernard Chevassu sur Christian Guillaud, de Joe Ryczko sur un "Monsieur Grosjean, constructeur d'automobiles en chambre", un projet des étudiants de l'association Campus dynamique sur une prochaine exposition du musée de la Création Franche hors les murs ("La Création Franche s'emballe! Itinérance d'une collection insoumise", du 4 au 14 février 2013 au Bâtiment 20 des Terres Neuves aux lisières de Bordeaux et de Bègles, première étape d'une exposition d'une centaine d'œuvres de la collection qui devrait partir en balade, nous dit-on, excellente initiative...), un texte de Pascale Marini sur Aloïse et Dubuffet et aussi des contributions de Paul Duchein sur Labelle et Dino Menozzi sur Enrico Benassi.
On reconnaît sur cette affiche un masque de Simone Le Carré-Galimard
La revue est disponible au musée ou en écrivant au contact du site web du musée.
*
Les Maçons de la Creuse, bulletin de liaison n°15, daté juin 2011 (en réalité imprimé et disponible en janvier 2013), avec deux textes de BM: "François Michaud n'était pas seul, quelques exemples d'environnements populaires créés avant le Palais Idéal du Facteur Cheval" et "La dynastie des Montégudet, inspirés de père en fils"
Dans ce bulletin, le deuxième texte sur les Montégudet, je l'avoue sans peine, est le même que celui publié dans mon livre Eloge des Jardins Anarchiques (qui lui-même était dérivé des notes parues sur ce blog...). Il est cependant mis en page différemment et comporte des photos supplémentaires inédites du petit musée privé de René et Yvette Montégudet, descendants et continuateurs de Ludovic Montégudet l'ancien maire de la commune creusoise de Lépinas qui avait créé un espace ludique et poétique avec statues et divertissements variés autour de son étang.
Le premier texte quant à lui, "François Michaud n'était pas seul", est par contre une amplification d'un texte précédent paru dans Création Franche n°28 en 2007 (« François Michaud et les autres, quelques exemples d’environnements populaires sculptés avant le Palais Idéal du facteur Cheval »). De nouvelles photos inédites et des paragraphes nouveaux évoquent quelques sites anciens ayant précédé les Facteur Cheval, abbé Fouré ou abbé Paysant. Par exemple les statues du sabotier Jean Molette auteur dans les monts du Lyonnais d'une œuvre naïve, taillée dans la pierre et le bois, tout à fait remarquable. Il fit des Napoléon, Ier et IIIe du nom, une immense Madone, une fontaine ornée d'un écu et de lions, des croix de chemin, le tout en plein air (certains restaurés par les architectes des Monuments Historiques, car ils sont classés à l'Inventaire). Ce bulletin me permet aussi de présenter un extraordinaire panneau sculpté du même Molette – en 1854, excusez du peu... –, parfaitement inédit jusqu'à présent, consacré à la gloire de l'Empereur Napoléon III dont ce sabotier était raide dingue (comme François Michaud le tailleur de pierre de la Creuse dont mon article le rapproche). "Le Tableau des Souverains de France" étant le titre de l'œuvre de Molette entièrement vouée à chanter les louanges impériales (Napoléon III est représenté à cheval entouré de 78 médailles chargées de figurer les rois de France que l'Empereur surclasse selon l'auteur). Ce bas-relief fut longtemps conservé dans les archives locales jusqu'à ce qu'il parte chez les brocanteurs à une date récente, et de là dans une collection privée parisienne. Ces représentations naïves et populaires de Napoléon correspondent au regain de bonapartisme que l'on put observer dans diverses campagnes auour de 1852 en France lors du retour au pouvoir d'un Bonaparte. On trouve maintes références à cette napoléonimania, qui ressemble à un culte, sous la forme de statuettes ou d'imagerie, voire de fresques.
Le Napoléon Ier et le panneau sculptés par Jean Molette, et autres décors situés en plein air avant le Palais Idéal... Les Maçons de la Creuse n°15, pages de l'article de BM
Dans ce bulletin, je donne un autre exemple de décor napoléonolâtre photographié (là aussi, c'est complètement inédit) dans le Puy-de-Dôme près de La Tour d'Auvergne (voir ci-dessus). D'autres décors sculptés sur des maisons rurales du Cantal, que m'avait naguère signalés Emmanuel Boussuge sont également présents dans le numéro. Par ailleurs, l'article est flanqué d'encarts dus à la rédaction du bulletin (Roland Nicoux) et de nombreuses photos qui ajoutent de précieux renseignements sur les sculptures de François Michaud à Masgot. L'édition du livre que nous avions fait à plusieurs en 1993 sur ce créateur précurseur des environnements bruts et naïfs du XXe siècle aux éditions Lucien Souny étant désormais épuisée, ces précisions et photos sur Michaud viennent redonner un peu de lumière au sujet.
Raymond Arthur, arrière-petit-fils de François Michaud, sur le seuil de sa maison en 2009, ph. BM
J'en profite pour signaler également ici la disparition récente de Raymond Arthur dans sa 92e année, l'arrière petit-fils de François Michaud qui avait pieusement conservé l'œuvre de son aïeul et soutint le travail de médiation et de mise en valeur du site par l'association des Amis de la Pierre basée sur la commune (Fransèches, son président est le maire, M. Delprato), tout en livrant les souvenirs qui lui restaient à propos de son ancêtre (c'est à lui que l'on doit de connaître le surnom qu'avait Michaud auprès de ses concitoyens, "Navette"). Il fut le véritable passeur entre son aïeul et les générations actuelles, en même temps que l'ardent défenseur du patrimoine bâti et sculpté de son village.
Pour se procurer ce bulletin n°15, il faut écrire à: Les Maçons de la Creuse, 2, Petite Rue du Clocher, 23500 Felletin. Tél 05 55 66 90 81 ou 05 55 66 86 37. Lebulletin vaut 19€.
Ce petit tableau de Louis-Auguste Déchelette aperçu récemment sur la couverture d'une ancienne plaquette préfacée par Anatole Jakovsky, avec un texte de Franco Cagnetta, le tout ayant servi de catalogue pour une expo à la galerie Le Cadran Solaire vers 1966 (deux ans après la mort de Déchelette), fait partie d'un dossier que j'ai ouvert en privé ce jour sur les tableaux-calembours (du nom du reste que cette expo du Cadran Solaire avait pris) et d'une nouvelle rubrique que j'insère à partir d'aujourd'hui dans ma colonne de catégories, "L'œil du sciapode", qui sera consacrée aux tableaux que je trouve remarquables en dépit de leur méconnaissance par le public.
Je mets le tableau de Déchelette en parallèle avec une autre peinture relevant de la même catégorie des calembours visuels, d'Armand Goupil cette fois, frère par l'esprit (sinon par le style) de Déchelette.
Louis-Auguste Déchelette (notez les ouvriers derrière la fenêtre que l'on voit sur un échafaudage en train de restaurer des statues...)
En anglais, ils intitulent l'exposition "Collectors of skies". C'est la Galerie Andrew Edlin à New-York qui monte cela avec la complicité de Barbara Safarova et de Valérie Rousseau qui ont été pour l'occasion intronisées commissaires. C'est commencé depuis le 13 septembre et ça se termine le 3 novembre. Je sais, c'est pas la porte à côté, New-York, et j'imagine que mes lecteurs ne faisant pas partie de la Jet Set de l'art brut qui quadrille le blog, euh, non, le globe... en quête d'art brut dans tous les pays, resteront légèrement dubitatifs devant une telle adresse. Mais s'ils s'intéressent un tant soit peu à la poésie, aux nuages, à l'histoire et à la préhistoire de l'art brut, ils devront tout de même tendre une oreille attentive.
Le dessin de ce carton est d'Achilles G. Rizzoli (1936)
L'affiche du carton d'invitation électronique égrène des noms connus et beaucoup d'autres moins connus. Ne sommes-nous qu'en pays de bruts? Ce n'est pas sûr. Il semble que la galerie Andrew Edlin ait pris pour habitude d'engendrer des confrontations entre artistes contemporains inspirés (par exemple ici une "harpe de nuages" de Nicolas Reeves qui nous dit le carton d'invitation convertit "en temps réel la structure des nuages en séquences musicales", wow!) et créateurs de l'art brut. Guo Fengyi (voir ci-contre une reproduction venue d'une œuvre exposée à la galerie Christian Berst en son temps), Charles Dellschau, Henry Darger, Janko Domsic, Zdenek Kosek et Victor Hugo ne sont pas complètement inconnus des amateurs d'art brut. C'est qu'ils ont eu affaire avec les esprits et le hasard objectif des nuages et autres intersignes climatologiques (je pense à Kosek notamment, dont les théories liées aux réseaux de coïncidences si elles sont captivantes ne me font pas oublier que les documents et les diagrammes qu'ils nous livrent à l'appui ne sont pas bien folichons). Palmerino Sorgente est une trouvaille de la Société des Arts Indisciplinés (inactive désormais?) de la Québécoise Valérie Rousseau, devenue une familière de la grosse pomme entre-temps. Les autres noms ne me disent personnellement rien. A part, à part... Clémentine Ripoche bien sûr.
Sur cette dernière, on ne dispose vraiment que de très peu d'informations. Et pourtant... Dans l'histoire de l'art brut, elle représente le premier cas de création plastique venue d'ailleurs que rencontra Dubuffet bien avant l'art brut (des nuages en l'occurrence que l'intéressée interprétait, apparemment de façon visionnaire, dans un cahier de dessins, d'après ce que l'on en sait par les historiens de Dubuffet, et par l'autobiographie de ce dernier, rédigée "au pas de course", peu de temps avant qu'il décide d'abréger ses jours). La grande information nouvelle est qu'une correspondance entre Clémentine Ripoche et Dubuffet restée inédite à la Collection de l'Art Brut à Lausanne a été confiée pour l'occasion aux commissaires de l'exposition new-yorkaise. C'est un élément à verser au dossier Ripoche, en attendant que réapparaisse un jour (fort hypothétique hélas!) le fameux cahier dont Michel Thévoz a signalé (dans le catalogue de l'exposition à Lausanne du Nouveau Monde) qu'il n'avait pas été conservé par Dubuffet (sans doute parce qu'il le rendit à son auteur comme les lettres en témoignent – j'ai en effet pu par une faveur spéciale d'une des deux commissaires les consulter ; Clémentine tenait à ses dessins avec un acharnement compréhensible, mais cela fut peut-être cause simultanément de leur disparition ultérieure). Cela se passait en 1923, et montre bien que l'intérêt de Dubuffet pour ce qu'il allait appeler l'art brut à partir de 1945 avait commencé de germer dans ces années d'apprentissage de l'entre deux guerres.
Voici le passage où Dubuffet évoque la découverte de la visionnaire: "Je dus faire à vingt-deux ans (de fort mauvais gré) mon service militaire. Dans une forme privilégiée car après quelques mois d'exercice dans un fort je me vis affecté à Paris même, à l'Office météorologique (...). Ma prestation de soldat – fort peu militaire – comporta un moment de faire des relevés d'appareils enregistreurs fixés à tous les niveaux de la tour Eiffel et pour cela monter quotidiennement et par mauvais temps l'hiver des escaliers à claire-voie extrêmement hauts. J'eus aussi à répertorier des photographies de nuages parmi lesquelles je trouvai une pièce qui excita très vivement mon intérêt. C'était un cahier émanant d'une personne habitant un faubourg de Paris et relatant, illustrée de dessins, des observations du ciel. Celles-ci ne présentaient pas des nuages mais des défilés de chars et toutes sortes de cortèges et scènes dramatiques. Je fis plusieurs visites à cette visionnaire dont l'égarement tourna vite en totale démence." (Biographie au pas de course, pp 468-469, 1985 dans Prospectus et tous écrits suivants, T.IV).
Charles Méryon, Le Ministère de la Marine, eau-forte, 1865, 168 x 148 mm
Ces dessins de "défilés de chars et de toutes sortes de cortèges" m'évoquent irrésistiblement les cieux chargés eux aussi de chars fantastiques qu'on peut voir dans les gravures de Charles Méryon, qui fut l'illustrateur de Baudelaire.
On regrette vraiment intensément que ces visions de Mme Ripoche n'aient pas réapparu, et l'on se prend à rêver à ce que disait un jour Maugri, à savoir que les dessins s'ils sont forts peuvent se défendre seuls au delà de la mort de leur auteur, et se conserver par charme et ensorcèlement. Reviendront-ils donc un jour ces chars et ces cortèges pris dans les nuées de 1920, c'est la grâce que nous attendons...?
"Inauguration en musique de l'exposition 'L'Idiome du village", art brut, populaire, avec le Trio la Soustraction des Fleurs Jean-François Vrod, violon, voix - Frédéric Aurier, violon, voix - Sylvain Lemêtre, zarb, voix - Sam Mary, lumières 11 octobre 2012 à 18h30 Maison des arts plastiques Rosa Bonheur - 94550 Chevilly-Larue renseignements : 01 56 34 08 37"
Tel est le message quelque peu laconique que l'on trouve sur le site web du violoniste à la fois traditionnel et contemporain Jean-François Vrod (en cliquant sur le lien vous trouverez une bio particulièrement synthétique sur son parcours). J'avais déjà entendu parler d'une exposition organisée à partir de sa collection personnelle de créateurs bruts et populaires, expo qui s'était tenue en banlieue parisienne au sud, je ne me souviens plus de la commune (Les Ulis?), il y a quelques années (2004?). Je l'avais loupée, à mon grand dam. D'autant que j'appréciais le musicien jusque là pour certains de ses enregistrements particulièrement poétiques (notamment un disque de 1996, "Voyage" édité chez le label Auvidis, absolument enchanteur, puis un disque solo édité chez Cinq Planètes). Je suis assez amateur de musiques traditionnelles à mes heures. Apprendre donc que ce musicien a tressé des passerelles entre musiques traditionnelles, improvisation et arts populaires est plutôt captivant.
Extrait (les Miroirs) du Cd "Voyage" (1996) de Jean-François Vrod, C. Declercq, et C. Joris
En fait, il a conçu dès 1999 cette exposition comme une sorte de manifestation en perpétuel chantier, au gré de ses découvertes, sous le titre générique de "L'idiome du village". Voici sur son site ce qu'il en dit: "... le musicien de tradition orale y est envisagé comme membre de la grande famille d'artistes en marge de l'histoire de l'art (Bruts, aliénés, enfants, primitifs contemporains...)."
Jean-François Vrod tenant une statuette en bois de style naïf (auteur anonyme), trouvée sur une brocante en Vendée
Je n'ai pas encore eu l'occasion de voir comment s'articule exactement la musique de Jean-François Vrod avec les objets ou les œuvres exposées par lui. L'exposition d'une centaine de pièces qui se monte à partir du 11 octobre, et qui durera jusqu'au 10 décembre, à la Maison des arts plastiques Rosa Bonheur à Chevilly-Larue tombera donc à point nommé pour vérifier ce détail. A priori seront présentés "pêle-mêle" (ce sont les mots de l'artiste) des bruts (Yvonne Robert par exemple), des populaires et des contemporains du genre marginalisé. Voici les noms que j'ai pu obtenir auprès de Jean-François Vrod: "pas de noms vraiment connus: Slimane Houalli, (sculpture animaliére à base de coquilles d'huitres), André Poirson, sculpteur sur bois ; Yvonne Robert, paysanne-peintre de Vendée; Robert Battefort, dessinateur naïf ; Pierre Diet et Philippe Durand, sculpteurs lozériens, Jeanine Suchet-Roux, peintre; Roland Vincent, sculpteur sur pierre creusois; Joseph Bouton sculpteur du Bourbonnais, Denis Simmonet sculpteur sur bois flottés de L'île de Noirmoutier ; Frédéric Le Junter plasticien et musicien... Hormis Roland Vincent, sculpteur sur pierre et poudre de granit, que j'ai déjà évoqué dans ce blog (et que j'ai exposé moi-même dans un Festival d'Art Singulier à Aubagne en 2006), je ne connais pas grand-monde dans cette liste. Le nom de Jeanine Suchet-Roux me dit quelque chose, elle fut exposée au Printemps des Singuliers voici quelques années à Paris, il s'agit d'une artiste dite singulière et non pas populaire ou naïve. Les amateurs d'art populaire devront se rendre sur place pour y retrouver les leurs...
J'ai l'impression que Jean-François Vrod au gré de ses balades et concerts, et autres "conférences musicales" (sur les "êtres fantastiques en Dauphiné" par exemple), glane toutes sortes d'expressions marginales qui l'intriguent, et comme il s'intéresse aussi passablement aux musiques du Massif Central, où il a fait du collectage, peut-être même est-il tombé sur quelques "chapluzaïres" tels que ceux que j'ai évoqués dans cette ancienne note.
Ci-contre, Roland Vincent, sans titre (un tambourinaire?), vers 2005, coll Bruno Montpied
Jean-François Vrod et un petit vélo en bois (à rajouter aux autres vélos populaires mentionnés sur ce blog), lui aussi trouvé sur une brocante en Vendée
La réaction de Régis Gayraud, surtout son deuxième commentaire à ma note précédente, me conduit à proposer une nouvelle hypothèse.
Le fait est, qu'à ma grande honte (je n'avais pas vérifié), Soleymieux et Saint-Jean-Soleymieux, comme nous le signale Régis, sont bien deux communes distinctes. Cela a une conséquence importante pour mes raisonnements précédents. D'autre part, je reconnais que moi aussi j'étais quelque peu chiffonné devant la carte Cim de St-Jean, montrant la statue avec un casque, statue que je proposais de voir déplacée ensuite plus bas sur la place de Soleymieux, quand je la comparais à la photo de cette dernière place où l'on voit mal la fontaine et surtout le personnage qui la surmonte. Je pensais que cette photo pouvait peut-être dater des mêmes années que la carte Cim parce que j'étais persuadé que la statue du triton provenait de St-Jean, trompé que j'étais par les affirmations de l'instituteur mentionnées dans ma note précédente... Les détails que nous indique Régis sur son ancienneté probable font déduire que la statue qui se trouve dans ces années de début XXe siècle devant le bureau de tabac ne peut être la même que celle qu'on voit, bleutée, sur la carte montrant la fontaine de St-Jean-Soleymieux. Il est possible qu'une confusion se soit opérée dans la mémoire des habitants puisque les légendes des deux fontaines donnent le même château de Chénereilles comme lieu d'origine des statues des deux fontaines.
Je parlais ci-dessus d'une conséquence importante qu'apporte l'information que les deux communes sont distinctes. Le rapport sur la délibération du conseil municipal que j'ai cité dans ma précédente note indique formellement qu'une fontaine surmontée d'un triton a été érigée en 1808 sur la place de Soleymieux (et non de St-Jean). Il est dès lors possible d'imaginer que le triton est resté en place pendant les deux siècles sur la place, et que c'est lui qui, victime d'un dégât à une date indéterminée (probablement après-guerre, et peut-être même dans les années 70, voir les images ci-dessous?), a été "métamorphosé" dans l'état où je l'ai photographié, état étrange, Ô combien... L'autre statue de St-Jean, qui ressemble elle davantage au fameux "soldat romain" (et moins à un triton à dire vrai) proposé par un témoin le jour de notre rencontre de cet été, et qui fait passablement rêver notre ami Régis, cette autre statue est probablement complètement distincte de celle de Soleymieux. L'hypothèse d'un déplacement de statue n'était étayée que par les souvenirs trompeurs de notre ami instituteur, qui n'en était pas tout à fait certain du reste (comme dit Régis, et c'est bien sûr cela qui nous séduit infiniment dans cette petite recherche qui ne se voudrait rationnelle en apparence que pour laisser en sous-main l'imagination se déployer, "ainsi naissent les légendes"...).
J'ai cherché sur la toile d'autres cartes montrant la fontaine de Soleymieux. L'objectif étant d'en trouver une qui montrerait enfin plus exactement l'état antérieur de la fontaine de Soleymieux. Voici quatre images qui font progresser le schmilblic, je trouve.
Une carte aux alentours des années 20 peut-être... On voit la fontaine et son personnage sur la droite...
qui en dépit de son aspect d'amas blanchâtre accentué par la pixélisation ne paraît vraiment pas ressembler à un soldat, mais bien plutôt à une sorte d'animal...
Autre vue de la même place, toujours à Soleymieux, la statue est à droite, même difficulté à la discerner précisément, mais ce ne paraît décidément pas être un soldat...
Carte moderne dentelée (1971), la "bestiole" de la fontaine paraît pourvue d'yeux proéminents, à la différence de l'aspect lissé d'aujourd'hui, sa cuisse gauche est bien dessinée, et à la réflexion ne correspond en rien à la statue de la fontaine de St-Jean... Cependant, il est à noter que l'on n'a toujours pas vu sur ces images quelque chose qui pût ressembler à une queue de poisson...
Une photo (date indéterminée) telle qu'on peut la trouver sur le site de la mairie de Soleymieux ; à noter un aspect lissé de la statue comme si elle était en argile... (Un peu comme mes hypothèses, remodelables à volonté?)
Pour moi, la vérité commence peut-être enfin à se dessiner. La fontaine de Soleymieux était surmontée d'un triton, ce qui est assez banal au fond pour une fontaine, mobilier urbain de transition entre milieu aquatique et milieu terrestre, dont le symbole peut facilement être un homme- poisson. Il y a eu une "restauration" à un moment donné. Qui en fut l'auteur? On peut chercher à le savoir sans pouvoir attirer les foudres sur lui, car contrairement au christ de Mme Gimenez à Borja, la profanation est ici bien moindre. Qui se soucie d'un triton? Du coup, l'insolite de la statue actuelle a plus de chance d'apparaître aux yeux de tous. Quant au soldat romain, cher Régis, on ne sait où il s'en fut, car il est désormais bien absent du socle entrevu à St-Jean.
Triton de Qasr Lybia, époque byzantine (il me semble...)
Cette note contient des mises à jour (signalées en rouge) suite aux commentaires de Régis Gayraud
Nous descendions en direction de Montbrison dans le département de la Loire, cet été, quand l'un d'entre nous (Régis Gayraud pour ne pas le nommer qui en bon conducteur avait l'oeil à tout, ce qui explique qu'il ait perçu en premier l'étrange objet) s'avisa d'une fontaine qui nous faisait face, sur une petite place, dans la commune de Soleymieux, qui jouxte celle de St-Jean-Soleymieux placée légèrement plus haut qu'elle sur les contreforts du Forez.
Fontaine de Soleymieux, Photo Bruno Montpied, 2012
Ô, la bizarre fontaine... Nous récriâmes-nous en choeur. Comme vous pourrez vous-même en juger d'après l'image ci-dessus (une de ses faces)... Quel était cet animal à la tête glabre, à la cuisse musculeuse, le dos comme couvert d'écailles, les yeux faits de deux billes incrustées..., vaguement écroulé, plié en avant ? Spontanément, je pensai pour ma part à une sorte de tortue.
Un autre aspect de la statue ; c'est ce côté qui me fit penser d'abord à une tortue, ph.BM, 2012
Nous fîmes bientôt cercle autour de la dite fontaine, et voyant notre curiosité, un homme vint à nous, le maire du village qui paraissait sortir d'une réunion, à qui je demandai bien vite la signification de cette statue fort hybride et difficile à interpréter. Il ne s'était, nous confia-t-il, jamais vraiment posé la question, occupé qu'il était par bien d'autres problèmes plus urgents (mais notre curiosité l'intéressait). Une seconde personne arriva, puis une troisième, qui se révéla être l'instituteur du lieu. Chacun faisait assaut d'imagination devant le personnage énigmatique. On se mit à déambuler dans le village, allant frapper à la porte des uns et des autres, réveillant des siestes, interrogeant les érudits disponibles. Une légende se mit à prendre corps au gré de notre balade. De la tortue, on était passé à l'évocation d'une grenouille, enfin à celle d'un "soldat romain" (ce qui me parut sur le moment une interprétation à 180° d'écart par rapport aux deux précédentes ; mais on verra qu'une hypothèse pour le moment considérée comme finale tient dans un mixte des deux, ce qui correspond finalement assez bien à une statue de type nettement hybride...). Puis l'instituteur parut se rappeler que la fontaine avait un rapport avec celle placée sur une place dans le bourg situé plus haut, celui de St-Jean-Soleymieux. Qu'une légende la disait en provenance d'un château des environs (enfin... Tout de même assez distant), à Chénereilles (plusieurs cartes postales des deux bourgs indiquent cette provenance).
Soleymieux, carte postale des années 50? 60? La statue est à droite, sur la même place où nous la trouvâmes en juillet 2012
Au bar-tabac du coin, une ancienne carte postale encadrée montrait la place avec sa fontaine surmontée d'une statue disparaissant malheureusement dans l'ombre d'une frondaison (voir ci-dessus). Remontés jusqu'au bourg de St-Jean, nous constatâmes que la fontaine indiquée par l'instituteur ne diposait que d'un simple socle ou fronton orné de motifs floraux sans grande originalité.
Côté gauche de la statue "tortue-grenouille-soldat romain", ph.BM, 2012
Il fallait enquêter. Des cartes postales anciennes montrent que l'instituteur avait peut-être raison... La statue située à Soleymieux sur l'actuelle fontaine paraît provenir de la fontaine de St-Jean-Soleymieux (celle qui a une base décorée de motifs floraux). Est-ce cette dernière qui a été créée en 1808, selon un rapport de délibération du conseil municipal de Soleymieux comme me l'a aimablement signalé le maire de Soleymieux, M. J-L.Jayol? La statue représentait à l'origine, aux dires de ce rapport, "un triton à tête humaine, comme un dieu marin mi-homme (pour le buste) mi-poisson"... Et cette statue ainsi que sa base ornée proviennent bien du château de Chénereilles, toujours selon le même rapport, ce qui rejoint les légendes des cartes postales. Comme quoi j'étais retombé avec mes camarades sur le mythe de la sirène, cette fois dans une version masculine...
Carte montrant la fontaine dans le bourg de St-Jean-Soleymieux, non encore déplacée à Soleymieux ; années 1920, 1930?
Le triton...? Avec à sa base, peut-être sa queue de poisson?
Plusieurs cartes postales difficiles à dater – peut-être des années 1920 ? – montrent peut-être le fameux triton, homme-poisson de la mythologie gréco-latine, fruit des amours de Poséidon et d'Amphytrite, en place sur la fontaine du bourg supérieur de St-Jean. Une autre – nettement postérieure avec son enseigne des PTT qui paraît remonter aux années 1950? – la montre toujours à la même place, alors que celle vue dans le bar-tabac de Soleymieux montre la statue déplacée sur la fontaine du bourg inférieur.
Carte avec enseigne PTT, prise à St-Jean-Soleymieux, avant le déplacement de la statue donc...
Et c'est ce qui fait le noyau du principal mystère qui me retient dans la découverte de l'actuelle statue. A quelle époque s'est effectuée le transfert du triton de St-Jean-Soleymieux à son emplacement contemporain dans le bourg inférieur de Soleymieux (s'il y a eu transfert)? Et surtout, qu'est-ce qui s'est passé pour que cette statue se soit ainsi métamorphosée, à coup de greffes et emplâtres de ciment, en l'actuel bizarroïde bestiole hybride qui ressemble de loin à une verge au repos? Est-ce le fruit d'une "restauration" de type Cecilia Gimenez? Car cela y ressemble fortement, je trouve, depuis qu'à peu de temps de notre passage dans la Loire, je suis tombé sur l'affaire de la restauration du Christ de l'église de Borja...
L'actuelle statue paraît être le résultat d'une modification "brute" due à un quelconque autodidacte populaire qui peut-être à la suite d'un pari farceur a réalisé là une création tout à fait humoreuse, mutation artistique basée sur une dérivation et un détournement de statue académique à la base. C'est le mystère qu'il reste à éclaircir et j'attends donc avec curiosité les réactions des chercheurs sur la question...
On ne trouve pas de l'art brut inédit tous les jours. Le Centre d'Etude de l'Expression, situé dans le Centre Hospitalier Ste-Anne et dirigé par Anne-Marie Dubois, avec la collaboration de Jean-Christophe Philippi et Antoine Gentil (c'est la deuxième fois que ces deux-là travaillent avec le Musée Singer-Polignac, le lieu où sont traditionnellement montées les expos du Centre d'Etude)¹, propose pour les semaines qui viennent la manifestation intitulée "Emancipations". Aux dires de Jean-Christophe Philippi, on devrait y trouver du nouveau, notamment des oeuvres de la Collection Ste-Anne peu vues voire jamais exhibées.
Voici ce qu'en dit Anne-Marie Dubois dans le communiqué de presse:
« S’émanciper, c’est sortir des sentiers battus, des carcans et avoir accès à de nouvelles libertés de regards et d’expressions. Cette nouvelle exposition constituée de rencontres entre des artistes provenant d’horizons différents, permet à la Collection Ste-Anne d’affirmer sa particularité hors des catégories et des références pré-établies.
Il s’agit de se laisser guider par son plaisir et son émotion en s’émancipant de ses références artistiques et culturelles. »
Selon elle, les travaux des créateurs de la Collection, anciens pensionnaires d'hôpitaux où ils s'approprièrent l'art dans une démarche ultra-personnelle par besoin d'expression, histoire probablement de distendre un peu les barreaux de leurs cellules, ces travaux ne se nourriraient que d'eux-mêmes, à la différence des oeuvres d'artistes contemporains singuliers avec lesquelles l'expo organise une confrontation. C'est là revenir à une vision orthodoxe de l'art brut qui date des débuts de l'histoire de cette notion (époque de Dubuffet et Thévoz). Un art brut qui ne se nourrirait que de lui-même peut apparaître aujourd'hui comme une vue de l'esprit, lorsque l'on sait à quel point les créations dites brutes ou spontanées des milieux asilaires sont imprégnées et voisines des expressions populaires traditionnelles, participant d'une culture commune. Et lorsqu'il s'agit de créateurs enfermés d'origine culturelle plus savante, on ne peut faire abstraction si aisément de leurs connaissances artistiques préexistantes. Ce qui caractérise davantage l'art brut, plutôt que d'être hors-culture, c'est la rupture, l'urgence d'expression, la transgression. Ce sont ces notions que mettent en avant aujourd'hui ceux qui continuent de chercher sur l'art brut.
Alfred Passaqui, Collection Centre d'Etude de l'Expression
Et c'est ce point qui nous mobilise plutôt – et c'est une préocupation qui intéresse sans doute tous les artistes d'aujourd'hui – cette question de l'émancipation, ou de la rupture, comme disait Thévoz, opérée par les créateurs vis-à-vis des modèles d'expression disponibles. Quel est le levier qui déclenche ces déploiements graphiques surprenants, jamais vus, qui finissent par hanter nos mémoires par leur langage inédit et captivant? L'expo Emancipations paraît poser la question.
Hassan
("C'est un artiste d'origine sénégalaise qui travaille dans la rue à Barcelone, il dessine et grave des plans de maisons sur des planchettes de bois", J-C. Philippi)
Je n'ai pas la liste globale des créateurs et artistes proposés, mais on promet Gustave Cahoreau, Raymundo Camilo, Marie-Noëlle Fontan, Giordano Gelli, Régis Guyaux, Hassan, Paul Hugues, André Labelle, Michel Nedjar, Marilena Pelosi, Yvonne Robert (voir ci-contre La Chatte à Hortense s'appelle Vanille, de 2007, coll. BM, non exposé à Emancipations), et des créateurs de la collection Sainte- Anne dont Alfred Passaqui, Maurice Blin, Jean Janès (que personnellement je ne trouve pas terrible). Ces deux derniers sont actuellement exposés au Musée d'Allard à Montbrison dans l'expo "De l'art brut et d'autres choses...", dont le commissaire d'exposition est Alin Avila, par ailleurs directeur de la revue Area². Voici à la suite quelques images de certains créateurs parmi les moins connus, présentés au musée Singer Polignac, que je dois à l'obligeance de Jean-Christophe Philippi pour plusieurs d'entre elles. On remarquera qu'un autre des fils rouges de l'expo renvoie aux réitérations de formes qui paraissent le mode privilégié de structuration des œuvres. Attention cependant que ce choix de montrer des images basées sur des répétitions de formes ne contribue pas ancrer dans l'esprit des amateurs que l'art brut peut être, lui aussi, le siège d'un certain nombre de poncifs (une expo à venir de Marco Raugei à la Galerie Rizomi de Turin allant aussi dans ce sens), tant il existe d'œuvres ressemblant parfois à des planches iconographiques de catalogues (véhicules divers en rang d'oignons à la David Braillon, parapluies de Gugging, vaches à la Krüsi, volatiles ou armes à la Blackstock, etc...).
Maurice Blin, tel qu'il est exposé au musée d'Allard à Montbrison ; "Loulou ayant chaud/Mit son nez au Paul Nord/Attrappa une engelure/Et repartit au Paule Sud,/Avec une couverture"...
Paul Hugues
("Paul Hugues est un artiste qui figure dans le premier catalogue de l'Aracine, il a dessiné à l'atelier de l'hôpital de Brévanne (gérontologie). C'est une oeuvre du grand âge", J-C. Philippi)
Giordano Gelli (provient de l'atelier de La Tinaia à Florence)
Régis Guyaux (centre d'art "'La Hesse" à Vielsam en Belgique)
____
¹ Jean-Christophe Philippi a par ailleurs fait l'objet d'une exposition personnelle au Musée Singer-Polignac, comme je l'avais également signalé en son temps.
² Cette exposition, à Montbrison (Loire), qui court jusqu'au 4 novembre prochain, a fait l'objet d'un catalogue où l'on retrouve les images des oeuvres montrées dans l'expo et quelques textes intéressants comme l'excellente contribution de Mme Michèle Gendrat, "ancienne élève de l'Ecole du Louvre", qui présente très honnêtement et très précisément ce qu'est l'Art Brut. A noter aussi que cette exposition présentait des panneaux gravés d'Alain R., détachés donc des murs de Rouen dont ils font partie usuellement. Exposés de façon ainsi déplacée, dans un contexte muséal, ils accédaient au rang d'œuvre de type lettriste. Un lettrisme brut... Le film Playboy communiste de David Thouroude et Pascal Héranval était diffusé parallèlement pour restituer heureusement le contexte d'origine de ces graffiti.